Pour une synchronie possible

Les trains qui rampent à travers nos ville lacèrent le corps urbain et morcèlent notre espace. Si leur tracé semble infatigablement droit, les clôtures qui assurent leur procession sont partout éventrées. Les barrières qui tiennent le chemin de fer en étau révèlent là toute leur fragilité, celle d’une fine peau couverte de cicatrices. C’est qu’elles sont continuellement menacées d’abolition par des anonymes qui opposent la densité de leur corps à la chair autoritaire de l’interdiction. Le démembrement des clôtures annonce en ce sens l’ouverture d’un espace nouveau dont le déploiement est indistinctement lieu de passage et lieu de transgression. Une ambivalence déchire toutefois le geste des citoyen.nes qui se frayent une voie par-delà les rails. Y-a-t-il dans cet acte une dimension politique, ou n’est-il que la marque de l’emprunte toujours plus profonde de l’intérêt individuel sur le territoire de la ville ? Autrement dit, ces lieux sont-ils ceux d’une révolte politique ou d’une pure jouissance vagabonde ? Nous voulons montrer ici que ces couloirs clandestins ont de politique qu’ils révèlent la trace du sacré en creux de l’absence rituelle, le résidu vital qui irrigue en vérité notre ville.

La métropole est atteinte d’une sclérose qui crève les yeux. La gestion techno-capitaliste de l’espace, les restes de l’architecture fonctionnaliste, le processus effréné de gentrification et les horreurs de l’étalement urbain ont, dans les mots de Henri Lefebvre, remplacé l’œuvre par le produit, réduit l’habiter à l’habitat1. Guy Debord savait déjà que les villes imposent un relief « psychogéographique »2 (51). qui structurent l’horizon de nos affects et nous guident, dans une violence silencieuse, au travail, à la consommation et au divertissement. Nous dépossédant de la liberté de produire nos conditions de vie, l’aliénation urbaine n’est plus quotidienne, elle est le quotidien lui-même. Se présente dès lors à nous la tentation de croire que la « métropole est ainsi une institution totale : une offre complète de services pour handicapés existentiels »3. Suivant cela, il ne pourrait « y avoir d’habiter dans la métropole, l’inhabitable par excellence, mais seulement contre la métropole »3. En d’autres mots, la structuration des pouvoirs dans la ville serait si rigide qu’aucune vie urbaine ne serait alors possible sinon contre l’urbanité elle-même. Une seule voie nous resterait donc envisageable : embrasser temporairement l’aliénation urbaine dans l’attente pieuse d’une réalité transcendante qui signerait l’abolition de la ville. Nous, citadin.es, serions ainsi irréductiblement coupé.e.s de la possibilité même d’habiter le paysage de nos vies.

Michel Foucault dépeint l’acte de transgression comme un saut. Il émerge du geste qui « affirme l’être limité, et affirme cet illimité dans lequel elle bondit en l’ouvrant pour la première fois à l’existence »4 (226).Cette limite est celle qui, dans l’intimité de nos rapports au territoire, s’impose à nous et en nous, comme impossibilité d’être et d’agir autrement. C’est l’ordre qu’impose l’immobilité des murs, l’empreinte invisible du béton sur nos corps pâles. L’éthique véritable ne se pose pas, pour Foucault, en réaction contre un pouvoir et pour un idéal abstrait5. Elle s’incarne dans nos pas, dans la danse toujours possible de nos libertés réelles face aux configurations passagères du pouvoir. La transgression foucaldienne en appelle donc à la création, non pas d’un non-lieu hors de la modernité, mais d’une reconfiguration stratégique de notre présent6.

Ne pas fuir. Ne pas se replier. Ne pas fermer les yeux et espérer voir, dans les ombres laissées par la lumière sur nos paupières, la promesse d’une fête à venir. C’est ici et maintenant, dans les interstices de la trame imposées par les vies qui nous précèdent, qu’il nous faut faire œuvre de stratégie. Foucault nous force à admettre que chacun des regards, des gestes et des paroles lancés maladroitement aux silhouettes qui hantent les écoles, les métros, les parcs et les rues renferment la possibilité d’une relation nouvelle au commun. Il en va des cloisons de cette ville comme des nôtres, c’est-à-dire d’espaces qui déjà nous appartiennent. Il s’agit de recevoir leur triste silence, non pas comme le mutisme d’un mort, mais comme le bruit de l’attente d’une chose qui, peut-être, est déjà là : le sacré.

Le sacré relève du droit premier d’occuper librement un lieu, non pas sous l’autorité des lois, mais par ce lien infrangible qui rattache les individus aux écosystèmes qui structurent toujours-déjà leur vie. Le premier moment du sacré, c’est la prise de conscience que ce legs n’est toutefois jamais donné en bloc, mais qu’il nous revient la tâche difficile de le faire nôtre, en gardant espoir que les mouvements de nos membres pourront s’harmoniser à ceux des autres. Or, habiter contre métropole, c’est refuser abstraitement cette tâche. C’est traiter l’espace urbain en pure création capitaliste, et par-là même, fermer les yeux sur le fourmillement du commun qui anime ses arcanes. Enfin, c’est consentir à se complaire dans le théâtre de l’aliénation. Au contraire, éventrer une clôture au risque d’entraver la progression des trains qui portent le fardeau de la marchandise, c’est « une profanation dans un monde qui ne reconnaît plus de sens positif au sacré » présent7 (262) nous laisse croire Foucault. Ce geste marque le retour du rituel dans une temporalité où la norme a usurpé le geste, où la loi masque l’autonomie. Il cherche la résistance dans la ville, et non contre la ville. Obstination collective, la répétition incantatoire de ce geste est la preuve qu’une autre vie urbaine est possible, c’est-à-dire que l’urbanité est une condition habitable.

Il faut imaginer la synchronie en acte de tous nos mouvements, comme autant de points s’ordonnant en lignes multiples. Si l’espace urbain nous incline à adopter lâchement le langage morne de la vie quotidienne, il fait également « parler l’expérience au creux même de la défaillance de son langage, là précisément les mots lui manque»4 (269) nous dit Foucault. Peut-être ne s’agit-il que d’ouvrir l’œil et d’approfondir la brèche que nous sentons à même l’empressement irraisonné de nos pas ? Les passages qui bordent la Rue des Carrières ont été si souvent refermés par les mains maladroites de l’autorité, que leur grillage est aujourd’hui tissé d’un chaos de broches dépareillées et superposées. Ce maillage en courte-pointe est une inscription, l’écho d’une parole. Elle matérialise l’acharnement des transgressions innombrables qui creusent irréductiblement le pouvoir, comme les traces ineffaçables de son envers. Sans doute faut-il penser à ces manifestations, à ces barrières que l’on saute, à ces espaces que l’on habite malgré l’interdiction, à ces murs couverts de symbole et à l’insistance des sons dans le noir pour se rendre compte que cette ville est, à quelque part, entre nos mains. Nous savons, aujourd’hui plus que jamais, toute la puissance politique que renferment les corps qui défient les trains. Ne l’oublions pas.

Hubert Jobin-Tremblay

SECTION : RECHERCHE

1

«Jusqu’alors, « habiter », c’était participer à une vie sociale, à une communauté, village ou ville. La vie urbaine détenait entre autres cette qualité, cet attribut. Elle donnait à habiter », mais maintenant, dans « le nouvel ensemble s’instaure l’habitat à l’état pur, somme de contraintes. Le grand ensemble réalise le concept de l’habitat, diraient certains philosophes, en excluant l’habiter : la plasticité de l’espace, le modelage de cet espace. » : Lefebvre, H. Le droit à la ville. Paris : Éditions Economic; 2009 : p.12-16

2

Debord, G. « Théorie de la dérive ». Internationale situationniste. Paris : Fayard. Édition augmentée; 1997. La psychogéographie est l’étude « des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus » : Internationale situationniste. Paris : Fayard. Édition augmentée;1997 : p.13

3

Citations tirées du texte Si c'est un homme dans «Habiter contre la métropole» publié sous le nom de Conseil Nocturne aux éditions divergences.

4

Foucault, M. « Préface à la Transgression ». Dits et Écrits I. Paris : Gallimard; 2001.

5

Foucault, M. « Je perçois l’intolérable ». Dits et Écrits I. Paris : Gallimard; 2001 : p.1071

6

Foucault, M. « Qu’est-ce que les lumières ? ». Dits et Écrits II. Paris : Gallimard; 2001 : p.1393