Penser l'(in)disponibilité en
physique des particules :
une réflexion féministe

Je suis physicienne. J’ai en effet complété une maîtrise en physique des particules en 2014. Ensuite, j’ai fait un doctorat individualisé en physique et communication. Initialement intriguée par les manières de communiquer la science, j’ai été happée par l’importance d’agir quant à la sous-représentation des femmes en sciences. J’ai alors cofondé un comité d’actions et de discussions sur la diversité en physique et j’ai conséquemment réorienté le sujet de ma thèse. Combinant plusieurs valeurs qui me sont chères, ma thèse porte sur les négociations identitaires au sujet de la diversité et de l’inclusion dans un département universitaire. Ce faisant, je porte un regard critique sur ma propre discipline (la physique) et ma communauté locale (celle du Département de physique de l’Université de Montréal).

Dans ce texte, j’aborderai les pressions de disponibilité épistémologique en physique des particules. J’interprète la pression de disponibilité comme un mécanisme social entretenu par les discours et les valeurs partagés dans la communauté en physique. Ce mécanisme incite, d’une part, les individus à s’investir considérablement (en temps ou émotionnellement comme le projet d’une vie1) et, d’autre part, perpétue cette idée que de nouveaux savoirs sont et seront toujours disponibles. Dans ce texte, je me penche sur les impensés de ces dynamiques institutionnelles à partir de l'approche liminale. Je propose ensuite quelques pistes de réflexion visant à repenser l'indisponible en physique selon une perspective féministe.

L’approche liminale et la course au « toujours plus gros » en physique

Karin Knorr Cetina a étudié des communautés en physique afin d’en décrire les « stratégies épistémiques »2. Les stratégies épistémiques réfèrent à la manière dont, dans une certaine discipline, « on sait ce qu’on sait ». Se rapportant au thème de l’indisponible et à la physique des particules, l’approche liminale décrit les stratégies visant à faire ressortir les connaissances aux confins des objets et phénomènes scrutés par la science. Autrement dit, elle permet de scruter la région entre le savoir positif (ce que l’on sait déjà) et l’inconnaissable (ce qui est trop loin de ce que l’on sait déjà pour espérer pouvoir le savoir à court terme). Cette stratégie est largement mobilisée par les physiciennes et physiciens qui mènent des expériences de détection de matière sombre. Visant à détecter une particule inconnue à ce jour, mais dont l’existence est prédite par de nombreuses observations du cosmos, depuis plus de dix ans, ces expériences3 mènent à la conception de graphiques de « sensibilité » qui réduisent successivement la région où la particule peut exister, sa région de « disponibilité »4.

Pour continuer à réduire la zone de l’inconnu, c’est-à-dire pour réaliser des expériences de plus en plus sensibles, les physiciennes et physiciens des particules visent souvent à construire le « plus gros » : ici, un plus gros détecteur. Pour la détection de matière sombre, une augmentation de la taille du détecteur augmente la probabilité de trouver cette particule inconnue. Ainsi, des groupes de recherche qui travaillaient précédemment avec une quantité de « matière active » de l’ordre du kilogramme planifient, développent, construisent ou opèrent maintenant des détecteurs ayant une ou plusieurs tonnes de « matière active ». Pour atteindre de telles quantités, il faut des détecteurs qui remplissent des espaces de la taille d’une salle de classe, d’un amphithéâtre même. Le tout est enfoui à des kilomètres sous terre pour éviter que ces détecteurs ultra-sensibles se déclenchent au passage de particules relativistes créées par les collisions entre des protons émis par le soleil et des particules de l’atmosphère terrestre. Autrement dit, il faut construire de grosses infrastructures qui, d’une part, nécessitent une quantité considérable de ressources matérielles et qui, d’autre part, se situent dans des lieux ciblés selon des critères scientifiques et pratiques5, ce qui peut masquer des enjeux territoriaux importants découlant d'un colonialisme passé et présent6.

Partant de cette réflexion, j’aimerais attirer l’attention sur deux éléments rarement mentionnés dans la communauté scientifique. Premièrement, la course au « plus gros » sous-entend l’accaparement d'une quantité toujours plus grande de main d’œuvre ainsi que de ressources matérielles, énergétiques et financières. Deuxièmement, cette course au « plus gros » vise la création de nouveaux savoirs au nom de l’humanité, mais sans tenir compte des enjeux de pouvoirs et de justice sociale sous-jacents.

Comment repenser ces pratiques de recherche?

Face à cet état de la situation, j’estime que certaines pratiques de recherche pourraient être refaçonnées de manière à être plus inclusives en prenant comme point d’ancrage la pensée féministe intersectionnelle. À mon avis, la discipline de la physique doit se soucier de la manière dont elle accapare et utilise les ressources. Viser le « plus gros » est certes un moyen évident d’atteindre les savoirs indisponibles. Cela dit, il existe d’autres moyens pour arriver à des avancées en termes de savoirs comme l’innovation responsable, la science citoyenne et participative ainsi que le féminisme des données.

Premièrement, l’innovation responsable7 repose sur quatre engagements : (1) anticiper des impacts économiques, sociaux, environnementaux ou autres, (2) réfléchir sur ses objectifs et motivations, (3) introduire dans la discussion un large éventail de perspectives, (4) adopter un processus collectif réflexif. Appliquée à la physique des particules, une piste d’action serait de viser des mesures de précision pour atteindre l’indisponible – les nouvelles particules – sans pour autant gruger une quantité phénoménale de ressources. Deuxièmement, la science citoyenne et la science participative visent à intégrer dans le processus de recherche et à divers niveaux (contribution, collaboration ou cocréation) des groupes citoyens ou amateurs8. Plus spécifiquement, les projets de sciences citoyennes peuvent s’appuyer sur les intérêts propres aux communautés historiquement marginalisées. Par exemple, l’équipe du projet Decolonizing Light9 souhaite lier le concept de lumière à des enjeux de qualité de l’air pour une communauté mohawk en milieu urbain. Troisièmement, le féminisme des données10 est une manière de penser les données dans leurs usages et leurs limites, façonnée par l’expérience directe, l’engagement pour l’action et la pensée féministe intersectionnelle. Pour y arriver, les autrices proposent plusieurs principes à adopter dans les travaux de recherche, comme examiner et contester le pouvoir, repenser les oppositions binaires, considérer le contexte et rendre visible le travail de production et de diffusion des données11. Le féminisme des données dénonce la reproduction d’oppressions historiques dans l’application de plusieurs algorithmes d’intelligence artificielle. Une réflexion sur ces algorithmes utilisés de plus en plus fréquemment en physique s’avère alors cruciale.

En somme, l’indisponible en sciences ne doit pas être atteint à n’importe quel prix. Les trois moyens proposés dans ce texte suggèrent à la communauté de recherche en physique de repenser quels types de savoirs devraient être acquis et comment. Cette réflexion s’inscrit en continuité avec le processus d’introspection effectué depuis peu par la communauté en physique quant aux enjeux sociaux liés à la sous-représentation des groupes historiquement marginalisés12. Grâce à une forte implication bénévole et militante, de plus en plus de départements universitaires et d’associations de physiciennes et physiciens se sont dotés de comités de sensibilisation et de réflexion sur la diversité et l’inclusion13. Ainsi, je soutiens qu’en plus de diversifier et inclure différents membres à la communauté, il faudra aussi nécessairement se pencher sur les pratiques de recherche.

Mirjam Fines-Neuschild

SECTION : RECHERCHE

1

Hermanowicz JC. Lives in Science: How Institutions Affect Academic Careers. University of Chicago Press; 2009.

2

Knorr Cetina K. Epistemic Cultures: How the Sciences Make Knowledge. Harvard University Press; 1999.

3

Ici, l’individu a disparu au profil du collectif (l’expérience).

4

Voir un outil de production de ces graphiques à l’adresse suivante : https://supercdms.slac.stanford.edu/dark-matter-limit-plotter

5

Notons que plusieurs de ces expériences font une forme de « recyclage » en se situant dans des mines, des tunnels ferroviaires, des centres d’enfouissements de déchets radioactifs, ou encore en utilisant la calotte glacière de l’Antarctique comme matière active.

6

Voir par exemple les contestations de peuples autochtones au sujet d’un nouveau télescope sur le mont sacré Maunakea.
Watson-Sproat TK. Why Native Hawaiians are fighting to protect a mountain from a telescope. Vox. Publié le 24 juillet 2019. Consulté le 19 avril 2021. https://www.vox.com/identities/2019/7/24/20706930/mauna-kea-hawaii

7

Owen R, Bessant JR, Heintz M. Responsible Innovation: Managing the Responsible Emergence of Science and Innovation in Society. John Wiley & Sons; 2013. Brièvement, l’innovation responsable repose sur quatre engagements : (1) anticiper des impacts économiques, sociaux, environnement ou autres, (2) réfléchir sur ses objectifs et motivations, (3) introduire dans la discussion un large éventail de perspectives, (4) avoir un processus collectif réflexif.

8

Silva PD da, Heaton L, Millerand F. Une revue de littérature sur la « science citoyenne » : la production de connaissances naturalistes à l’ère numérique. Natures Sciences Societes. 2017; Vol. 25(4):370-380.

9

Swaminathan E. 3 Concordia researchers collaborate to engage Indigenous knowledges in the study of physics. Actualités Concordia. Publié en ligne le 20 septembre 2019. Consulté le 16 mars 2021. https://www.concordia.ca/content/shared/en/news/stories/2019/09/20/3-concordia-researchers-collaborate-to-engage-indigenous-knowledges-in-the-study-of-physics.html

10

D’Ignazio C, Klein LF. Data Feminism. The MIT Press; 2020.

11

Dans une perspective de rendre le travail visible, j’estime que la communauté en physique devrait repenser la manière dont elle définit et reconnaît les contributions scientifiques en particulier en lien avec les recherches émanant de pays hors Occident. Ce sujet ferait, à lui seul, l’objet d’un autre texte.

12

J’invite les personnes intéressées par le sujet de la sous-représentation des femmes en physique à écouter le documentaire suivant : Shattuck S, Cheney I. Picture a Scientist.; 2020. https://www.pictureascientist.com

13

Fines-Neuschild M. L’ABC de l’ÉDI dans les universités. Magasine Acfas. Publié en ligne le 9 octobre 2020. Consulté le 19 avril 2021. https://www.acfas.ca/publications/magazine/2020/10/abc-edi-universites