Critique de l’ouvrage Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison de
Martin de la Soudière paru en 2016 chez CreaphisEditions
Martin de la Soudière est un ethnologue français passionné par la climatologie, la
géographie, la littérature et l’histoire des saisons. En observateur attentif des pratiques qui
se déploient sous la neige et le froid, il délivre une enquête fascinante de la « mortesaison
» dont il s’efforce de faire l’éloge. L’auteur ne cache pas son penchant pour les
saisons et se refuse à traiter l’hiver négativement en comparant la saison à l’été. Il
s’intéresse avant tout aux pratiques des communautés rurales, notamment dans le Massif
central et sur le Plateau ardéchois en France, ses terrains de prédilection. Les prochaines
lignes sillonneront les avenues glacées discutées par l’auteur. Sueurs froides garanties.
L’aventure d’un ethnologue nivophile A
La pertinence de cet ouvrage d’ethnologie repose avant tout sur l’originalité de la
documentation. À partir des notes de ses voyages aux confins des montagnes françaises,
fruits de ses premiers terrains ethnographiques, l’auteur nous raconte la vie quotidienne
des habitants de villages reculés dont il partage le quotidien hivernal. En 1974, il
expérimente ses premières tempêtes de neige et détaille les inquiétudes des agriculteurs,
le pain qui vient à manquer dans les chaumières et les bouffades B qui stimulent les
discussions et les prévisions quant aux aléas du climat. Les observations et les discours
recueillis dévoilent les contraintes de la neige et l’isolement qui se caractérisent par
d’interminables attentes du passage de la fraiseuse (déneigeuse) qui tarde à rouvrir les
accès qui séparent les villages. Le récit des événements et de la progression de l’hiver file
sous la plume de l’ethnologue et facilite la projection du lecteur et de la lectrice dans la
vie de ses habitants : on y partage entre autres les émotions et les craintes de la famille
Fages, qui l’héberge dans le petit village de Belpeyre.
L’ethnologue nous apprend qu’au-delà des tourmentes qui nourrissent un imaginaire
régional – ou encore une « identité négative » puisqu’elles incarnent l’attente, l’isolement,
mais surtout des bourrasques meurtrières – ces sinistres tempêtes de neige se font aussi
l’écho de drames entrés dans la légende. Ainsi, le Col des Trois Sœurs a acquis son
toponyme auprès du triste sort réservé à trois sœurs qui s’aventurèrent sur les chemins en
plein hiver pour rejoindre un carnaval dans un village voisin. Surprises par une tempête,
elles furent toutes les trois retrouvées glacées dans une « suprême étreinte » (40).
Des mots pour dire la neige
L’essai ne se cantonne pas à relater des expériences tirées des journaux de terrain de
l’auteur dans les montagnes françaises, mais se nourrit d’une approche multidisciplinaire
et d’une perspective culturelle pour traiter des perceptions de l’hiver en Amérique du
Nord, en Sibérie et chez les Inuits de l’Arctique (et même au Japon). Dans ce vaste
champ d’études que sont les représentations de l’hiver, l’auteur analyse les mots pour
parler du froid et de la neige et les pratiques qu’adoptent différentes cultures. Le lexique
inuktitut décline plusieurs dizaines de termes pour qualifier la neige : « Neige qui tombe :
qanik ; qannetoq », « Neige humide tombante : masaq ; masaqiyoq », « Neige fine :
mingolek ; mingole’rtoq » 60-62. Ainsi, l’auteur souligne que chaque culture a ses propres
référents à la saison : « Tourmente, burle, écir, fournelle dans le Massif central ; blizzard
au Canada et aux États-Unis ; poudreries québécoises ; bouran et pourga en Sibérie […]
et les punas boliviennes » 1(43). Ces analyses du champ sémantique de la neige révèlent les
sens d’un lexique qui décrit les activités que la neige permet ou empêche. On notera que
les activités de subsistances comme la chasse et la pêche dans les communautés de
l’Arctique circumpolaire sont étroitement liées au climat et s’y adaptent. Ces mots pour
dire la neige ou le froid transmettent, pour l’auteur, la vie de tous les jours.
Un voyage en « hivernie »
Du rythme des saisons, Martin de la Soudière retient qu’il symbolise avant tout la vie et
le temps qui passe. Si les clichés de l’été, les beautés du printemps, les récoltes de
l’automne contrastent avec une symbolique du froid et de l’immobilité en hiver, ce n’est
que par le « caractère privatif » que l’on associe communément à cette saison. Pourtant,
c’est justement parce qu’on l’appréhende et le craint à travers ses représentations
plurielles et antagonistes que l’hiver se définit 2, 3. L’auteur approfondit cette idée en
explorant les représentations littéraires et artistiques du froid et de la neige (chapitre 6),
en s’appuyant par exemple sur une photographie du tableau de Brueghel le Jeune, Le
Dénombrement de Bethléem (vers 1610-1620), célèbre illustration d’activités hivernales.
Sa démarche analytique permet de mieux saisir en quoi la dimension esthétique de la
neige et du froid, ainsi que la mise en scène de l’hiver ont marqué notre imaginaire.
Malgré toutes ces précieuses références, on notera le caractère épars de celles-ci, les
aller-retours aux notes de terrain ou à la littérature nuisant parfois à la clarté de l’ouvrage
dont on conclura qu’il s’apparente plus à un « plaidoyer » pour les mois froids qu’une
anthologie de l’hiver ; c’est ce que suggère pertinemment la quatrième de couverture.
Néanmoins, après avoir plongé (chaudement vêtu) dans cette enquête sur les « mois
noirs », le lecteur ou la lectrice intéressé.e par ce changement de rythme inévitable sous
nos latitudes y trouvera une mine de références académiques dans des disciplines variées
(histoire, littérature, linguistique, géographie, climatologie, etc.), des œuvres artistiques,
des récits passionnants et des anecdotes amusantes. On aura enfin le loisir de se définir
comme « météophile » ou « météosensible » : c’est-à-dire les personnes qui ont une
attirance obsessionnelle pour le climat et ses caprices et celles qui, bien au contraire,
souffrent de la dépression saisonnière hivernale.
Julien Hocine
Section 4 : Critique
A
Littéralement : un passionné de l’hiver
B
En patois : périodes de tourmente sous la neige
1
de La Soudière, M. Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison. Paris: CreaphisEditions; 2016
2
de La Soudière M. et Tabeaud M. Chemins de neige. Texte à deux voix. Ethnologie Française. 2009; 39(4): 623-630
3
Walter F. Hiver. Histoire d’une saison. Paris: Payot ; 2014