Sur la trace de l’homme-sandwich.

Rater mieux. 1(8)

1.

Il existe un tableau de Klee qui s'intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparait une chaine d'évènements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. 2(434)

L’historiographie capitaliste est possédée d’un fantasme téléologique selon lequel l’humanité épouserait une progression constante à travers le temps. Son histoire se présente comme une « chaine d’évènements » continus, dont le principe d’organisation et la loi régulatrice sont le progrès illimité et irrésistible. Dans cette régularité du temps qu’elle établit, elle érige des règles auxquelles l’histoire est immédiatement tenue d’obéir afin de rejoindre son nécessaire règlement. Une telle conception de l’histoire engendre une confiance aveugle envers son déploiement « naturel », et dans le développement des forces productives, principales vectrices du progrès. L’Histoire suivant son cours sera nécessairement victorieuse, vouée à « gagner à tout coup »2(427) ! Pour Walter Benjamin, il importera de refaire cette histoire et d’admettre la possibilité de perdre, afin de sortir de ce nécessitarisme qui, par ailleurs, ne laisse entrevoir la possibilité de son déploiement tragique. Les yeux écarquillés, l’« Ange de l’Histoire » aperçoit la catastrophe qu’engendre le progrès et met ainsi à nu son caractère illusoire. Il ne connait que les ravages produits par l’imperturbable marche du progrès. Son histoire en conserve les « ruines », comme les souvenirs prophétiques d’une rédemption apte à interrompre le cours catastrophique de l’histoire. L’historien doit s’intéresser à ces histoires ruinées qui ne passent pas à l’Histoire, et ainsi abandonner son adoration des vainqueurs pour prêter l’oreille à la souffrance des vaincus.

2.

La critique d’une histoire sans faille sert de fondement au réquisitoire contre l’idéologie du progrès. Benjamin esquisse une réflexion qui explore des régions de l’histoire jusqu’ici négligées et méprisées, et ce faisant, il dévoile ce qui ne l’avait encore jamais été. Sur la trace de la fêlure, il propose une nouvelle histoire des dépouilles des vaincus. Il « s'attard[e], réveill[e] les morts et rassembl[e] ce qui a été démembré » 2(434). Il séjourne auprès des figures oubliées qui rompent avec la continuité du progrès de l’Histoire. Leurs histoires remémorent l’expression de possibilités déchues, et en conserve la potentialité. L’observation du déchoir passé de la possibilité propose de cette manière une alternative aux préoccupations du présent : « On apportera un correctif […] en songeant que l’histoire n’est pas seulement une science [positive] et qu’elle est tout autant une forme de remémoration. Ce que la science a "constaté", la remémoration peut le modifier »3(489). Par la remémoration, Benjamin ramène à la pensée un impensé, une occasion ratée.

3.

Benjamin consacre comme héros ces personnages dépourvus de tout héroïsme, les laissés-pour-compte du progrès économique, qui malgré eux se soustraient du « cortège infernal »3(378) de la production. Benjamin fait de ces marginaux – dont le flâneur est la figure emblématique – les négateurs d’un système totalisant de nécessité. Le flegme bohème ne se laisse pas épuiser par le mouvement effréné de la production marchande : « il emmène en promenade le concept même de la vénalité »3(466). Le flâneur est, reprenant les mots de Charles Baudelaire, « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences »4(20), dans la marée montante de l’uniformisation moderne qui noie jour après jour les derniers représentants d’une forme de vie autre. Sur les boulevards, le flâneur bousculé par la foule conserve une vision idyllique de la vie moderne. Il met en scène une tension ambigüe entre approbation de la modernité et désir de s’en soustraire. Il se risque sur la ligne de crête du relief de la vie moderne, et ainsi perché, sur cette ligne qui sépare deux versants opposés d’une même existence, il laisse toujours entrevoir l’autre possible – et aussi, le caractère contingent de l’impossibilité de son expression. « C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles »3(54). Sa vision, tout à la fois distraite et fascinée, renferme la possibilité d’une invalidation de la nécessité. « Son œil ouvert, son oreille tendue, [le flâneur] cherch[e] tout autre chose que ce que la foule vient voir »3(479) ; il révèle grâce à son point de vue bigarré, les catégories de contestations enchevêtrées dans le régime du nécessaire, réprimées en lui sous la forme de potentialités jamais réalisées, et offre de la sorte l’expérience de ce qui pourrait rompre avec ce régime.

4.

« La flânerie repose, entre autres, sur l’idée que le fruit de l’oisiveté est plus précieux que celui du travail »3(479). Le flâneur neutralise le caractère nécessaire de la production capitaliste en s’arrêtant un instant, pour profiter du soleil. Il représente ainsi un accroc susceptible d’endiguer les forces productives, de freiner le processus économique déchainé. Mais le capitalisme s’infiltre, récupère et assimile. « Le coquin, l’escroc, le mendiant, le travailleur qui chôme, qui meurt de faim, qui est misérable et criminel – autant de figures qui n’existent pas pour l’économie [capitaliste] » 5(180) ; chacun doit trouver sa place sur le marché, sans quoi il perd son existence sociale, et réelle. Ce qui est extérieur au capital n’existe pas ! Le flâneur envoyait balader le concept d’être-à-vendre, et pourtant Benjamin constate que l’homme-sandwich en sera la « dernière incarnation »3(466). Le laissé-pour-compte est soldé pour retrouver une fonction sociale. L’homme-sandwich annonce et publicise les marchandises de la culture de consommation bourgeoise, mais malgré son costume qui lui donne une allure présentable, il reste misérable. Il est recruté parmi les déchets de la société – marginaux, clochards, prolétariens déclassés. Le flâneur rejoint ainsi les rangs des dégoûtés et des désœuvrés. Cette dernière incarnation en pitoyable homme-sandwich pousse à l’extrême la logique du mode de production capitaliste en présentant l’homme-marchandise : « l’homme vidé de sa substance humaine »5(174). L’homme-sandwich est ainsi l’incarnation ironique du progrès capitaliste ; le progrès qui devait aboutir à la liberté de l’humanité, se révèle finalement comme une funeste entreprise d’asservissement. Il n’est nul « progrès » ; seul retour catastrophique du même – à terme, sous un déguisement pire. Figure comique, l’homme-sandwich porte le progrès comme un costume trop grand pour lui, qu’il se doit d’ajuster constamment, au point de le trahir 6(179). Se remémorer cette figure rabougrie reviendra à la démasquer, « à en arracher […] ce qui restait caché discrètement en dessous »3(380).

Léa C. Brillant

Section 2 : Recherche

1

Beckett S. Cap au pire. Paris : Les Éditions de Minuit; 1991.

2

Benjamin W. Œuvres III. Paris : Éditions Gallimard; 2000.

2

Benjamin W. Œuvres III. Paris : Éditions Gallimard; 2000.

2

Benjamin W. Œuvres III. Paris : Éditions Gallimard; 2000.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

4

Baudelaire C. Le peintre de la vie moderne. Collections Litteratura.com.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

5

Marx K. Philosophie. Paris : Éditions Gallimard; 1982.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.

5

Marx K. Philosophie. Paris : Éditions Gallimard; 1982.

6

Marx K. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Paris : Flammarion; 2007.

3

Benjamin W. Paris : Capitale du XIXe siècle. Les Éditions du Cerf; 1989.