Que faire

Que faire?

Cette question suppose qu’on ait le choix. Mais pouvons-nous réellement choisir? Personne ne nie cette conviction que nous avons de faire des choix. La question est toutefois de savoir si cette impression témoigne d’une réalité ou si elle relève d’une illusion. Deux conditions semblent nécessaires à la possibilité du libre arbitre : 1) que nous soyons placés devant plusieurs alternatives; et 2) que l’origine ou la source ultime de nos choix se trouve en nous, plutôt que dans des causes extérieures à nous et sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Le problème est que ces deux conditions semblent en contradiction avec notre compréhension du monde.

Le débat sur le libre arbitre perdure depuis des siècles. Il émerge d’abord dans un contexte religieux, où le libre arbitre semble incompatible avec l’omniscience divine. Si Dieu sait à l’avance ce que nous allons faire et qu’il Lui est impossible de faire erreur, en quel sens pouvons-nous dire que nous avons plusieurs alternatives? Il semble au contraire que nous soyons contraints de faire ce que Dieu sait déjà que nous allons faire. Selon cette perspective, toutes nos « décisions » seraient prédéterminées de toute éternité et l’impression que nous avons de faire des choix relèverait en fait d’une illusion.

Dans un contexte sécularisé, la question divine est évacuée, mais elle est remplacée par une vision déterministe du monde, qui semble tout aussi incompatible avec le libre arbitre 1. La première formulation rigoureuse du déterminisme causal est attribuée à Pierre-Simon de Laplace (1749-1827), selon qui une connaissance intégrale de tous les phénomènes, ainsi que des lois naturelles qui régissent leurs interactions, permettrait de déduire l’ensemble du passé et de prédire l’ensemble du futur. Une telle conception suggère un déroulement absolument prévisible et univoque des événements qui est tout aussi incompatible avec l’idée d’une pluralité d’alternatives.

Cette perspective déterministe imprègne les sciences jusqu’au début du XXe siècle, où la mécanique quantique semble proposer une vision indéterministe du monde physique. En mécanique newtonienne, dite classique, la marge d’erreur associée à une prédiction est attribuable aux limites de notre connaissance concernant un système physique donné. De son côté, la théorie quantique est fondamentalement probabiliste. Selon son interprétation orthodoxe, l’incertitude d’une prédiction ne serait pas simplement due à notre connaissance imparfaite, mais bien à la nature même des phénomènes étudiés. C’est le monde physique lui-même, au niveau quantique, qui serait intrinsèquement imprévisible. Cela signifie qu’un même ensemble de causes ou de conditions initiales peut donner lieu à différents résultats. Cette nouvelle perspective, qui crédibilise l’idée d’un futur qui serait équivoque et ouvert à de multiples alternatives, ranime le débat sur le libre arbitre, mais sans toutefois le résoudre, principalement pour trois raisons. D’abord, si l’interprétation orthodoxe de la mécanique quantique est effectivement indéterministe, elle est toujours sujette à débat, laissant ouverte la possibilité d’une interprétation déterministe 2.

Ensuite, au moment où la physique opère un virage indéterministe, le développement d’autres sciences, comme les neurosciences, la biologie, la psychologie et la psychiatrie, l’éthologie et les sciences sociales, alimente des conceptions déterministes du comportement humain. Ces développements dévoilent la multitude des facteurs – génétiques, environnementaux, socioculturels – qui influencent ou déterminent notre comportement et sur lesquels nous n’avons aucun contrôle. Ce qui demeure absent, à travers toutes ces avancées, c’est un élément grâce auquel nous serions la source ultime de nos choix et de nos actions.

Enfin, même en admettant que l’interprétation indéterministe de la mécanique quantique soit exacte, il n’est pas évident que cela puisse constituer un argument en faveur du libre arbitre. En effet, l’indétermination quantique concerne les atomes et les particules subatomiques, mais est considérée négligeable au niveau macroscopique du comportement humain 3. Par ailleurs, si cette indétermination admet effectivement une pluralité de futurs possibles, condition nécessaire au libre arbitre, elle est toutefois assimilable au hasard, ce qui ne semble pas supporter l’idée que nous exercions un certain contrôle sur nos choix. Si le libre arbitre semble incompatible avec le déterminisme, il semble tout aussi incompatible avec le fait que nos actions soient engendrées par le hasard qui, par définition, est hors de notre contrôle. Ainsi, le libre arbitre serait tout simplement impossible, que le déterminisme causal soit vrai ou faux 4.

Le libre arbitre semble ainsi difficilement conciliable avec ce que les sciences nous disent du monde. Les sciences ne font pas que décrire les phénomènes; elles les expliquent en termes de leurs relations causales. On cherche les causes des changements climatiques, d’une maladie, de la pauvreté, tout comme les causes qui déterminent le comportement humain. En vertu de ce paradigme, toute action humaine est explicable par des causes s’inscrivant dans un continuum qui nous précède et nous dépasse. Que ce processus causal relève de la nécessité, du hasard ou d’un mélange des deux, nous n’avons aucun contrôle sur les lois naturelles qui en régissent la teneur.

Dans tous les cas, il semble que le libre arbitre soit incompatible avec le principe de causalité, qui est fondamental à l’explication scientifique, tout comme au sens commun d’ailleurs. Il pourrait être tentant de conclure que, pour défendre la possibilité du choix, il faille rejeter le principe de causalité. Pourtant, ce principe semble lui-même être une condition nécessaire au libre arbitre. En effet, dire que nous sommes la source de nos choix revient en quelque sorte à dire que nous en sommes la cause. De même, la capacité de choisir n’a d’incidence que si nos actions ont un effet sur le monde. Sans causalité, nos choix n’auraient aucune cause, ni aucun effet; ils surviendraient sans explication et n’influenceraient absolument rien. Dans de telles conditions, la notion même de choix n’aurait plus aucun sens. Ainsi, nier la causalité semble équivaloir à une négation du libre arbitre lui-même.

Quelle raison reste-t-il de croire que nous avons le choix? Certes, il reste cette impression intime dont nous faisons tous l’expérience. Pourtant, l’histoire humaine est remplie de ces profondes convictions qui s’avèrent erronées. Le libre arbitre serait-il une autre de ces superstitions tenaces dont il faudrait se départir?

Une avenue possible est de reformuler la question. Nous nous sommes demandé si le libre arbitre était réel ou illusoire. Notre compréhension actuelle du monde semble indiquer qu’il est non seulement illusoire, mais inconcevable. Cela dit, il ne s’agit pas là d’une preuve irréfutable qu’il en soit bien ainsi. En fait, il est difficile d’imaginer qu’une telle preuve puisse être fournie. En ce sens, cette question est possiblement irrésoluble, comme en témoigne d’ailleurs sa pérennité. Compte tenu de la difficulté de parvenir à une quelconque certitude, une meilleure avenue pourrait être de nous demander, non pas ce qui est réel, mais plutôt ce que nous devrions croire. Il s’agit peut-être même de la seule question qu’il soit légitime de poser. Or, une telle question présuppose en quelque sorte la réalité du libre arbitre, puisqu’elle suggère que plusieurs alternatives s’offrent à nous et que nous devrions en choisir une plutôt qu’une autre.

Par ailleurs, cette reformulation permet de faire intervenir un nouveau type de raisons. En nous demandant ce que nous devrions croire, nous pouvons considérer les implications qu’aurait chacune des options, advenant qu’elle soit juste ou erronée. Admettons d’abord que le libre arbitre soit illusoire. Dans ce contexte, adhérer à une croyance plutôt qu’une autre ne nous engagerait à rien, que nous ayons raison ou tort, puisque nos croyances et nos actions seraient hors de notre contrôle. Inversement, si le libre arbitre est réel, croire erronément qu’il est illusoire pourrait compromettre notre sens des responsabilités. Bref, croire que le libre arbitre est illusoire ne peut être que dommageable, puisque si nous avons raison, cela n’implique rien pour nous, mais si nous avons tort, nous risquons de nous déresponsabiliser. En revanche, croire au libre arbitre ne peut qu’être avantageux, puisque si nous avons tort et qu’il est illusoire, cela n’implique rien pour nous, tandis que si nous avons raison... nous avons le choix!

Certes, cette solution ne démontre en rien que le libre arbitre est réel; mais elle indique qu’il est plus raisonnable de croire qu’il l’est, indépendamment de notre compréhension actuelle du monde. Toutefois, les raisons de croire que le libre arbitre est impossible n’ont pas été éliminées. Si nous les laissons subsister, elles risquent de continuer à miner, consciemment ou non, la conviction que nous sommes des agents responsables. Il n’est donc pas suffisant de présumer que nous avons le choix. Nous devrions travailler à supprimer de notre vision du monde – ou du moins à les amoindrir – ces éléments qui discréditent à nos yeux la possibilité même du libre arbitre. Sans une telle rectification, une ambiguïté persistera quant à savoir s’il est cohérent, ou même sensé, de nous demander ce que nous devrions faire.

Benoît Bellard

Section 2 : Recherche

1

Certains philosophes s’opposent toutefois à l’idée que le déterminisme et le libre arbitre sont incompatibles. Cette position est appelée compatibilisme.

2

Notamment, la théorie d’Everett, dite des mondes multiples, ou encore celle de David Bohm.

3

Mentionnons également le développement de l’intelligence artificielle, qui mimique la cognition humaine grâce à des processus déterministes.

4

C’est la conclusion que défendent les incompatibilistes durs.