Produire de l’eurythmie
en milieu urbain

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En décembre, l’organisme La Pépinière a inauguré un troisième projet d’architecture urbaine nommé « La petite Floride », dans le Mile-End, à Montréal. Vocation différente de leurs initiatives précédentes, le projet n’est pas destiné à attirer des touristes ou des citadins en mal de sensations et de découvertes, mais vise à s’ancrer dans la quotidienneté. N’ayant pas de cadre strict, il devrait laisser place à l’imagination. Une patinoire, un café-bar, des bancs, un foyer : on s’éloigne à petits pas des événements ponctuels de « revitalisation », là où les food truck s’entassent près des stands pullulants de savons DIY et de crewnecks imprimés au goût du jour. D’autres endroits à la fois ordinaires et inimitables comme celui-ci parsèment Montréal. Des jardins collectifs sans clôture, où on y prend sans donner et on y donne sans prendre ; le Champ des Possibles, terrain presque vague, inoccupé pour les inattentifs et ceux qui découvrent la ville par le Lonely Planet, mais lieu de pique-nique, de culture, de party pour ceux qui habitent les environs ; la « pente » du Mont-Royal où on peut se faire bronzer l’été, glisser l’hiver. Ces espaces ne sont pas dans l’évènementiel, ni le festif. On est loin de la Place-des-arts. Ils s’inscrivent dans la durée, dans le banal. Ils sont à même de porter des potentialités positives dans le rapport à la ville en permettant aux citoyens de se les approprier, d’en faire un milieu de vie adapté à leurs besoins, mais aussi, à leurs rythmes.

Henri Lefebvre s’est intéressé très tôt aux changements soulevés par la migration des populations dans les villes, faisant du milieu urbain le nouveau lieu de vie pour une vaste majorité (qui est désormais nettement la majorité du monde). La question du rythme a animé très tôt ses réflexions. Dans Critique de la vie quotidienne, un de ses ouvrages les plus importants, il pose les premières pierres de son ouvrage posthume Éléments de rythmanalyse : introduction à la connaissance des rythmes.S’intéressant aux méthodes d’analyse des rythmes, Lefebvre déploie une réflexion sur le temps, l’espace et l’énergie – les trois dimensions du rythme –, là où rien n’est plus fixe. Avec un objectif qu’on pourrait probablement rapprocher de celui des pionniers des Cultural Studies, « [l]'enjeu pour Lefebvre est de comprendre l'articulation des faits économiques avec les faits de la culture humaine, des arts, des institutions et des sciences […] » 1 (51). L’étude des rythmes s’inscrit dans une démarche d’étude de l’espace et du quotidien par l’analyse de la dimension temporelle du sensible et du présent.

Selon Lefebvre, les rythmes humains sont biologiques, psychologiques et sociaux 2. Croiser ces sphères l’oblige à ne pas les réfléchir isolément. Le réel du quotidien qu’il cherche à analyser est composé de l’articulation de rythmes cycliques du naturel − lieu du non rationnel (le vécu, le charnel, le corps)3(18) − et des rythmes linéaires du temps rationnel de la connaissance et de la technique (l’horloge, la machine). Ces deux rythmes se rencontrent pour former un tout paradoxal. Le quotidien, c’est le lieu du rythme, c’est le lieu du répétitif. Pourtant, « la répétition absolue n’est qu’une fiction »3(16). La pure répétition n’existe pas, car elle produit elle-même de la différence. L’identique produit le différent. Soit A=A, le deuxième A ne sera jamais le premier même s’ils sont identiques : il est second 3(16).

Toute la réflexion de Lefebvre repose sur le croisement des contradictions, l’ouverture des brèches qui en fait un ensemble riche et complexe, dialectique. L’unicité est-elle toujours portée par la répétition ? Un regard sur l’étendue des courbes routières bornant les bâtiments dupliqués du Dix30 permet d’en douter. Le linéaire peut-il s’imposer sur le cyclique au point de tuer l’émergence du neuf ? Chez Lefebvre, le risque contemporain d’un écrasement du cyclique par le temps linéaire, le temps du fabriqué et de la croissance, peut mener à la répétition homogène4. La ville moderne a d’ailleurs tendance à réduire les espaces communs à de simples espaces de circulation et d’échanges1. C’est le doute de la possibilité l’unicité de la répétition dans la ville contemporaine qui anime l’analyse des rythmes, avec l’objectif de chercher une appropriation de l’espace et du temps par le sensible. Traquer les arythmies avec l’intention de recouvrer une forme d’eurythmie, transformer les produits temps, espace et œuvre, voilà ce que propose la rythmanalyse de Lefebvre.

Agence QMI / Archives. Image du Dix30.

Dans la ville contemporaine, la vitesse s’insère dans les rythmes de vie jusqu’à pulvériser la socialité et rendre impossible une appropriation de l’espace et du temps par le sensible. Selon Lipovetski :

Au principe de réalité s’est substitué le principe de transparence qui transforme le réel en lieu de transit, un territoire où le déplacement est impératif […]. Tout notre environnement urbain et technologique (stationnement souterrain, galeries marchandes, autoroutes, gratte-ciel, disparition des places publiques dans les villes, jets, voitures, etc.) est agencé pour accélérer la circulation des individus, entraver la fixité et donc pulvériser la socialité : « L'espace public est devenu un dérivé du mouvement », nos paysages « décapés par la vitesse », dit bien Virilio, perdent leur consistance ou indice de réalité […].5 (106-107)

Pour Lefebvre, « […] le temps n’est pas réservé au sujet »4(33). Ainsi, il s’applique aussi aux objets, dont fait partie l’espace. La vitesse peut donc être produite par la ville. L’accélération incessante ne peut laisser de place à la régularité propre des rythmes circulaires qui appellent monotonie et durabilité. Quels seraient les risques d’une accélération qui s’inscrit seulement dans la linéarité si, plutôt que de rencontrer le rythme circulaire, elle le dissout et l’importe avec elle ? Ce diagnostic nous stimule à imaginer la potentialité d’une forme de répétition (ou régularité) d’où émerge une nouveauté qui n’est pas l’extraordinaire. Pour penser un espace urbain adéquat, il faut penser un quotidien qui respecte le rythme de ses habitants.

Les citoyen.nes en milieu urbain sont poussés à s’échapper de la ville. La voiture y devient synonyme de liberté. Le béton, la grisaille, la pollution, les appartements trop petits. Se déplacer, circuler, bouger sans cesse. Toutes et tous n’ont pas les moyens de la liberté. La ville peut devenir prison si son rythme n’est pas coordonné à celui de la vie de ses habitants. L’hiver urbain ne serait-il pas même la saison ultime qui expose son arythmie ? Les parcs y sont déserts. De havres protecteurs des îlots de chaleur en été, ils deviennent des champs ouverts aux vents, inutilisés et nus. Les activités se raréfient, la ville ne supporte pas l’hiver. Pour y pallier, elle propose de l’évènementiel. La Nuit Blanche ne dure cependant qu’une nuit et le site de l’Igloofest n’est pas de ces lieux où l’on va quelques soirs par semaine. Ils se situent dans le domaine de l’extraordinaire, laissent peu de place à l’appropriation.

Des projets comme celui de La Pépinière reposent sur le pari qu’il y a un manque à combler, que l’environnement n’est pas en phase avec ses habitants, qu’il est possible de vivre l’hiver urbain. Un tel projet mise sur des formes de sociabilités ordinaires qui éveillent l’espoir d’une eurythmie citadine. Le lieu n’est pas destiné aux touristes ni aux personnes en manque de sensations fortes. Son organisation spatiale et sa taille modeste laissent présager une fréquentation qui s’inscrirait dans la régularité pour le voisinage. Par des espaces aussi simples que les patinoires où peuvent se redéployer les matchs chaque soir ou des foyers extérieurs qui redonnent une fonction aux bancs délaissés, il serait possible de miser d’abord sur une valeur d’usage qui s’ancre dans la réalité du quotidien.

Le caractère éphémère de ce type d’installation (comme de celle de bien des jardins citoyens à Montréal) pourrait permettre de s’adapter aux besoins de ses usagers. Cependant, est-ce que fugacité et durabilité peuvent s’accorder ? Pour lutter contre la constante circulation et la prise de vitesse, des lieux immuables seraient tout indiqués. L’institutionnalisation est une des solutions qui permet à ce type de projet de s’ancrer dans la durée, mais elle doit également laisser place à l’autonomie des citoyen.ne.s. Il s’impose donc de réfléchir à des compositions où pérennité et régularité s’harmonisent avec les expériences singulières et changeantes des habitant.e.s de la ville.

Myriam Lavoie Moore en collaboration avec Anaïs Clercq

Section 1: Actualités

1

Revol, C. La rythmanalyse chez Henri Lefebvre (1901-1991) : contribution à une poétique urbaine, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger. Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3); 2015.

2

Elden, S. Understanding Henri Lefebvre, Theory and the Possible. London, New-York: Continuum studies in philosophy; 2004.

3

Lefebvre, H. Critique de la vie quotidienne 3. De la modernité au modernisme. Pour une métaphilosophie du quotidien. Paris: l'Arche; 1981.

3

Lefebvre, H. Critique de la vie quotidienne 3. De la modernité au modernisme. Pour une métaphilosophie du quotidien. Paris: l'Arche; 1981.

3

Lefebvre, H. Critique de la vie quotidienne 3. De la modernité au modernisme. Pour une métaphilosophie du quotidien. Paris: l'Arche; 1981.

4

Lefebvre, H. Éléments de rythmanalyse introduction à la connaissance des rythmes: Paris, Syllepse;1992.

1

Revol, C. La rythmanalyse chez Henri Lefebvre (1901-1991) : contribution à une poétique urbaine, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger. Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3); 2015.

5

Lipovetsky, G. L'ère du vide: essais sur l'individualisme contemporain. Paris : Éditions Gallimard;1983.

4

Lefebvre, H. Éléments de rythmanalyse introduction à la connaissance des rythmes: Paris, Syllepse;1992.