Politiques migratoires : entre réalité sécuritaire et nécessité
de l’en-commun ?

Les nouvelles vagues migratoires tendent aujourd’hui à créer des espaces de citoyenneté et des frontières plus incertains par leur diversité et leur amplitude grandissante. En 2010, on dénombrait 214 millions de migrants internationaux, un nombre qui a triplé depuis les années 1970 1 (en 1965, il s’élevait à 65 millions 2(13)); et qui est amené à augmenter dans les prochaines décennies. Ces déplacements surviennent autant du Sud vers le Nord, qu’entre les pays du Sud et à l’intérieur même des pays concernés par les crises et instabilités politiques 3 et 4, bien que l’Europe, l’Amérique du Nord et les pays du Golfe soient les principales régions d’accueil à l’heure actuelle 1.

Ces chiffres, selon l’anthropologue Michel Agier, nous laissent penser que « la forme sociale du monde elle-même est en recomposition et que, d’un point de vue anthropologique, la dimension cosmopolite de la vie s’étendra davantage encore dans les années à venir » 1. Cette reconfiguration se traduit par un repeuplement du monde et s’ajoute aux vagues migratoires antérieures en provenance des pays du Sud. Les espaces géographiques et les appartenances nationales se transforment ainsi au gré de ces nouveaux mouvements humains.

La liberté de circulation et l’idée d’un commun partage de la terre par tous les humains constituent les pierres angulaires d’une conception cosmopolite de la mobilité. Or, la gestion actuelle de la migration par les États-nations se situe à l’extrême opposé de ces principes. On assiste en effet à un phénomène de prolifération des murs et des frontières, érigés au nom de la sécurité et de la protection des territoires nationaux 5 . Achille Mbembe dit de ces gouvernements qu’ils sont obsédés par le désir de tracer des frontières avec l’Autre, considérant « pour rien tout ce qui n’est pas soi-même » 6(8-9). Partant, dans un contexte d’inégalités de la liberté de circulation, cette brutalité du sécuritaire touche les personnes les plus fragiles, à savoir les réfugiés, les déplacés, les migrants. Cet état actuel est porteur d’interrogations quant aux configurations possibles d’une démarche cosmopolite de l’accueil.

L’Europe représente un espace archétypique de protection contre les mobilités internationales « via des contrôles migratoires stricts si ce n’est brutaux »2(14). L’afflux d’étrangers vers le continent européen est sans précédent 7(191) et met l’Union européenne face à un défi majeur d’accueil, particulièrement dans un contexte démocratique où les droits de l’homme et le droit d’asile sont proclamés comme des valeurs fondamentales7(191). Force est de constater que les politiques migratoires menées par l’Europe politique ne sont pas à la hauteur de cette urgence humanitaire.

La gestion de l’immigration s’inscrit dans un triple prisme : contrôler, sélectionner, protéger 8(32). Pourtant, les politiques migratoires sont détournées au profit des politiques sécuritaires visant à maîtriser les flux, à sécuriser les frontières et à restreindre le droit d’asile 9(2). Ce faisant, elles s’inscrivent dans des processus d’entrave institutionnalisée de la circulation et renvoient à des dispositifs de confinement qui redéfinissent la dimension politique de la gestion migratoire. Le récent accord de 2016 entre la Turquie et l’Union européenne est symptomatique de l’empiètement du sécuritaire sur les politiques d’asile 10. Par cette entente, le gouvernement turc est tenu d’empêcher les personnes migrantes de passer ses frontières pour rejoindre l’Europe – en contrepartie d’une aide de 6 milliards d’euros et d’une exemption de visas Schengen pour ses ressortissants 11(8). Cette mesure a pour effet de créer des camps de fortune, où les étrangers se trouvent entassés et bloqués aux frontières, ne pouvant ni rejoindre le continent ni être relocalisés ailleurs. Cet exemple éclaire à juste titre le paradoxe qui agite l’Union européenne entre son désir de fermeture des frontières et ses principes d’« humanisme » et de solidarité qui sont pourtant au fondement de sa construction en tant qu’espace commun 12.

Ces tendances n’ont cessé de s’imposer dans les dernières années, dans un contexte sécuritaire mondial de luttes et de guerres contre les terrorismes; et dans lequel l’immigration symbolise un problème social et politique de premier plan. De surcroît, c’est l’étranger lui-même qui est dressé en ennemi, menacé d’expulsion en vue de l’écarter vers le « dehors ». L’érection de frontières, de lignes de séparation, entre les étrangers et les autochtones, transforme les conditions de l’altérité – c’est-à-dire les conditions de reconnaissance de l’Autre, dans sa différence, comme un semblable. Les camps, espaces de confinement et de contrôle des étrangers qu’on voit apparaître depuis la crise de 2015 en Europe, relèvent de phénomènes d’exclusion et de séparation. Cette figure spécifique de regroupement a une fonction sociale visant à exclure des populations considérées « en excès » en cherchant à les invisibiliser 13.

Face à ces constats, la nécessité de repenser non seulement les modalités qui sous-tendent les politiques migratoires, mais également le rapport à l’étranger, constitue une urgence éthico-politique. Par urgence éthico-politique, on entend la construction d’une éthique de l’en-commun qui parvienne à casser « la brutalité des frontières » en même temps que de fonder « une relation avec les autres basée sur la reconnaissance réciproque de nos communes vulnérabilité et finitude » 14(9).

Selon Achille Mbembe, le « fond commun » de l’humanité se définit par deux conditions partagées par tous : la vulnérabilité et la finitude. Cela signifie être exposé à la souffrance du corps et à la dégénération, mais aussi être vulnérable face aux autres existences qui peuvent représenter une menace14(161-162). La reconnaissance de ce double état de l’humain deviendrait la partie visible d’une réalité qui est déjà là, à savoir que l’Autre ne nous est pas extérieur. En effet, il est en nous, car nous sommes condamnés à vivre exposés les uns aux autres, et l’acceptation de cette condition de vulnérabilité est le point de départ d’une sortie du désir de séparation :

Se laisser affecter par autrui – ou être exposé sans armure à une autre existence – constitue le premier pas vers cette forme de la reconnaissance qui ne se laisse guère enfermer ni dans le paradigme du maître et de l’esclave ni dans la dialectique de l’impuissance et de l’omnipotence, ou du combat, de la victoire à la défaite.14(161-162)

Autrement dit, pour quitter les logiques de déliaison et de séparation qui irriguent aujourd’hui les politiques migratoires, il est nécessaire de changer son rapport à autrui au regard d’une nouvelle éthique de l’en-commun. En admettant partager cette commune vulnérabilité, on admet aussi que les diverses parties composant le monde sont interdépendantes, et qu’il est devenu compliqué, voire impossible, de s’enfermer derrière des murs et des enclos. Les chaos advenant dans des lieux « lointains » ont des retentissements dans le proche, le « chez-soi ». Le rétrécissement du monde – par les effets de la mondialisation humaine, des nouvelles technologies, de la libre circulation des idées, biens et capitaux, de la planétarisation de l’économie financière 15(12) – met en exergue la fragilité qui lie toute l’humanité. Ainsi, le phénomène de « proximité du lointain » radicalise l’idée que les humains ont la terre en partage15(261).

Une éthique de l’en-commun présuppose un rapport de coappartenance et de partage, en même temps qu’elle fait appel à une exigence de justice pour l’ensemble du vivant. Derrière les logiques de séparation persiste l’idée qu’on ne doit justice qu’aux siens. C’est précisément avec cette conception qu’il est nécessaire de rompre pour laisser place à un élargissement de la justice à tous les êtres vivants. Pour Mbembe, les « nouveaux damnés de la terre » 16 sont aujourd’hui représentés par les étrangers auxquels on dénie des droits, comme cela était le cas pour les personnes d’origine africaine dans le sillage de la colonisation 17. Ils sont en effet condamnés à vivre dans des lieux d’enfermement et d’« encampement » – camps, centres de rétention, centres de transit – engendrés entre autres par des législations européennes anti-étrangers.

Comment endiguer la reconduction constante de scission et de séparation qui anime les États-nations? Nous soulignions en Introduction la projection d’Agier d’un devenir cosmopolite du monde; une idée qui est également partagée par Achille Mbembe à travers la notion de passage.

L’« éthique du passant » projette un monde à venir qui se structure autour de l’idée de passage, de la traversée, de la circulation, et du temps qui s’écoule 14(175-176). Le « passant » invite à assumer ce statut provisoire de séjour sur terre qui garantit une participation au monde. C’est un sujet qui s’inscrit en rupture avec les identités assignées de territoire, de classe ou d’ethnie. Ce « nouveau » sujet incarne une liberté radicale de mouvement, et porte un regard décentré et distancié sur le monde : « […] passer d’un lieu à l’autre, c’est aussi tisser un double rapport de solidarité et de détachement. Cette expérience de présence et d’écart, de solidarité et de détachement, mais jamais d’indifférence […] »14(177). Si un tel monde n’existe pas, et ne peut exister dans l’état actuel, il est nécessaire de l’invoquer pour promouvoir la liberté de circulation et de séjour.

C’est à l’aune de cette éthique du passant qu’il est impératif d’inventer une nouvelle politique qui puisse répondre aux exigences de justice dans un monde marqué par « une inégale redistribution des capacités de mobilité et où, pour beaucoup, se mouvoir et circuler constituent la seule chance de survie […] » 14(9).

Samira Nedzibovic

Section 2 : Recherche

1

Agier, M.. Grand résumé de l’ouvrage La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire Paris : Éditions La Découverte, 2013 , SociologieS, Grands résumés (mis en ligne le 07 mars 2016): http://bit.ly/2rXpJAD . Les données démographies viennent du rapport mondial sur le développement humain du PNUD (2009).

2

Jaffrelot, C. et Lequesne, C., Introduction. dans Christophe Jaffrelot et al., L'enjeu mondial. Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Annuels »; 2009.

3 et 4

Il est important de souligner que les déplacements concernent aussi les pays Nord-Nord, voire Est-Ouest (soit entre les pays européens postcommunistes et l’Europe de l’Ouest). Les projets d’émigration sont alors de nature très diverse, et où se juxtaposent différentes raisons à la fois. Voir Jaffrelot, C. et Lequesne, C. op.cit.

En 2010, la Syrie est le principal pays source de réfugiés devant l’Afghanistan. Six autres États africains sont concernés : Somalie, Soudan, Congo, RDC, République centrafricaine, Érythrée et Éthiopie. Voir DAMON, J. Peuplement, migrations, urbanisation. Où va la population mondiale ?, Population & Avenir, n° 728, 2016: p.6

1

Agier, M.. Grand résumé de l’ouvrage La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire Paris : Éditions La Découverte, 2013 , SociologieS, Grands résumés (mis en ligne le 07 mars 2016): http://bit.ly/2rXpJAD . Les données démographies viennent du rapport mondial sur le développement humain du PNUD (2009).

1

Agier, M.. Grand résumé de l’ouvrage La Condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire Paris : Éditions La Découverte, 2013 , SociologieS, Grands résumés (mis en ligne le 07 mars 2016): http://bit.ly/2rXpJAD . Les données démographies viennent du rapport mondial sur le développement humain du PNUD (2009).

5

Voir Brown, W. Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires. Paris ; 2009.

6

MBEMBE, A. Politiques de l’inimité. Paris:Éditions La Découverte; 2016

2

Jaffrelot, C. et Lequesne, C., Introduction. dans Christophe Jaffrelot et al., L'enjeu mondial. Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Annuels »; 2009.

7

Wihtol De Wenden, C. Les incommunications de l’Europe sur la crise de l’accueil des migrants et réfugiés. Hermès, La Revue. 2017 ;77.

7

Wihtol De Wenden, C. Les incommunications de l’Europe sur la crise de l’accueil des migrants et réfugiés. Hermès, La Revue. 2017 ;77.

8

Duvivier, É. Au fondement des politiques d’immigration et de l’asile en Europe. Pensée plurielle. 2016;42

9

Voir Makaremi, C. Et Kobelinsky, C. Éditorial. Confinement des étrangers : entre circulation et enfermement. Cultures et conflits. 2008; 71.

10

L’entente permet aussi à l’Europe de renvoyer les migrants vers la Turquie qui est responsable d’effectuer les enregistrements et d’assurer leur accès aux droits. Pour en savoir plus : Bevinio, Teresa, « L’externalisation de la politique migratoire de l’UE : le cas de l’accord avec la Turquie », Analyses & Études Migrations, no 13, 2016 : p. 3 – 20 et Blanchard, E. Et Rodier C., « Crise migratoire : ce que cachent les mots », Plein droit, no 4, 2016 : p. 3 – 6.

11

Bevivino, T., L’externalisation de la politique migratoire de l’UE : le cas de l’accord avec la Turquie. Analyses & Études Migrations.2016; 13.

12

« Tous les pays membres de l’Union européenne sont signataires de la Convention de Genève sur l’asile de 1951 et partagent entre eux les valeurs fondamentales de droits de l’homme qui font partie du projet politique européen.» Wihtol De Wenden, op. cit., p. 192.

13

Agier, M. Un monde de camps. La fabrique des indésirables. Le Monde, (mis en ligne en mai 2017): http://bit.ly/2noBRpr.

14

Mbembe, A. Politiques de l’inimité. Paris: Éditions La Découverte; 2016

14

Mbembe, A. Politiques de l’inimité. Paris: Éditions La Découverte; 2016

14

Mbembe, A. Politiques de l’inimité. Paris: Éditions La Découverte; 2016

15

Mbembe, A. Critique de la raison nègre. Paris:La Découverte/Poche.

15

Mbembe, A. Critique de la raison nègre. Paris:La Découverte/Poche.

16

Achille Mbembe reprend le titre de l’ouvrage de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris : La Découverte; 2002.

17

La préoccupation majeure qui traverse les œuvres de Mbembe, c’est le « devenir nègre du monde » qui se caractérise par une nouvelle forme d’existence qui dépossède de tout pouvoir d’autodétermination ceux et celles qui en sont victimes, et qui tend à s’appliquer à l’ensemble des vivants. Mbembe, A., Critique de la raison nègre, op. cit., p. 16-19.

14

Mbembe, A. Politiques de l’inimité. Paris: Éditions La Découverte; 2016

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Mbembe, A. Politiques de l’inimité. Paris: Éditions La Découverte; 2016

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Mbembe, A. Politiques de l’inimité. Paris: Éditions La Découverte; 2016