Les monuments au discours colonial.
Trace de notre passé inaltérable? 1

À la question abordée dans l’article « Les monuments de la honte. Faut-il retirer les statues de personnages controversés à Montréal? » le professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal, Michael J. Carley répond : « Je trouve épouvantables ces guerres contre les monuments. Des politiciens et des hypocrites qui jouent avec l’identity politics et l’exploitent. C’est vouloir réécrire, blanchir, falsifier l’histoire » 2. En outre, dans ce même article, le directeur du Centre d’histoire de Montréal, Jean-François Leclerc souligne le lien entre les monuments et l’histoire en proclamant : « C’est dangereux de mettre des lunettes contemporaines et de flamber des centaines d’années d’histoire »2. Ces deux figures d’autorité emploient un argument récurrent dans le débat actuel sur la place des monuments dans nos espaces publics : soit que les monuments font exister l’histoire et que leur disparition marquerait aussi celle de l’histoire elle-même. Or, le monument rend hommage à un personnage tiré d’ une histoire, histoire qui est loin d’être unique et homogène. Retirer un monument d’un espace public soustrait plutôt la pérennisation matérielle de cette histoire. Toutefois, celle-ci peut se traduire par de nombreux autres médiums, tels les livres d’histoire. D’autre part, l’histoire peut également être repensée et réécrite de manière à inclure ceux et celles qui n’ont été ni conquérant.e.s, ni vainqueur.e.s; ceux et celles qui ont été conquis.e.s ou exploité.e.s. C’est au nom de cette inclusion qu’il est nécessaire de remettre en question le discours colonial que propagent les monuments qui ponctuent les espaces publics qui se situent sur le territoire autochtone non-cédé de Montréal.

Le monument trouve sa définition la plus courante dans la proposition datant de 1903 de l’historien de l’art, Aloïs Riegl, datant de 1903, dans Le culte moderne des monuments, soit une « œuvre créée de la main de l’homme et édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou de telle destinée (ou des combinaisons de l’une et de l’autre)» 3. Avant tout un instrument de propagande issu de la fin du XIXe siècle 4 , le monument sert à la promotion de certaines valeurs en rendant hommage à des figures sélectionnées. La fonction du monument est de rendre immortels certains personnages d’une histoire – ce qui se fait aux dépens d’autres histoires. Situé entre la commémoration et le laudatif, il se trouve à l’origine d’explosifs débats politiques et identitaires.

Les débats actuels sur la place des monuments touchent plus particulièrement ceux perpétuant un discours raciste et colonialiste, tels les monuments dédiés à Christophe-Colomb, Jacques Cartier, Leopold II ou autres figures historiques ayant participé à la colonisation de certains territoires. La liste est longue. Les événements de Charlottesville 5 sont un exemple démontrant le caractère majeur des monuments dans la perpétuation des idéologies racistes et leur portée dans le paysage urbain. Depuis de nombreuses années, de multiples mouvements 6 à travers le monde luttent pour une réparation des injustices du passé colonial. Leurs requêtes vont de la reconnaissance des injustices historiques au démantèlement d’artefacts culturels, en passant par la révision des programmes éducatifs eurocentriques qui leur ont été légués. C’est donc dans le contexte de ces initiatives multiples de décolonisation de l’espace que des questionnements autour des marques matérielles du passé surgissent dans plusieurs villes. Celles-ci prennent la forme de reconsidérations toponymiques ou encore de rejet des monuments qui se situent dans l’espace public.

Malgré le nombre élevé des manifestations à l’encontre de ces monuments, l’administration des villes occidentales, dont Montréal, investit plutôt dans leur restauration, afin de préserver le patrimoine. Celui-ci, tel qu’actuellement considéré, participe à reconduire des rôles de pouvoir intrinsèques à notre société occidentale. Il se rattache au paradigme « passé blanc, présent multiculturel » que Jo Littler, sociologue, et Roshi Naidoo, chercheuse en cultural studies définissent ainsi :

The “white past, multicultural present” formation occurs simultaneously as a lament and a celebration - a celebration of our nation being modern, young, hip and in-tune with the globalised economy as well as harbouring a nostalgia and lament for a bygone contained, safe and mono-cultural world. 7

Si le présent est actuellement réfléchi comme « multiculturel », le passé est, lui, majoritairement imaginé comme « blanc ». Les autrices expliquent que le patrimoine national brille par l’absence de représentation de personnes non-blanches. Si d’une part, notre gouvernement tente de promouvoir la « diversité », d’autre part, il conserve des monuments représentant des « héros » nationaux blancs qui rendent hommage au colonialisme.

Une des stratégies actuelles adoptées par les dirigeants de diverses villes occidentales afin de mettre en valeur le présent multiculturel est d’ajouter au paysage urbain des sculptures à l’effigie de personnages importants issus de différentes communautés, une simple addition que critiquent Littler et Naidoo :

They can fail to question the frameworks of understanding through which we understand the past. Instead they “add on” certain people into the heritage without inviting us to think critically about how they have always been there. 7(8)

Ajouter de nouveaux monuments ne valide pas le choix de conserver les anciens. Cela n’efface pas le discours colonialiste ni les valeurs racistes qui s’y rattachent.

La préservation des monuments au discours colonial d’une époque révolue contribue à reconduire des idéologies coloniales dans l’espace public. L’espace public fait référence ici aux espaces communs, partagés. Selon Henri Lefebvre, sociologue, géographe et philosophe, l’espace est un produit social, tant matériellement que symboliquement, qui sert « d’instrument à la pensée comme à l’action, qu’il est, en même temps qu’un moyen de production, un moyen de contrôle donc de domination et de puissance (...) » 8(34). La sélection de monuments, commissionnés, puis érigés, inscrit de manière pérenne une série d’interprétations de l’histoire dans l’espace public, grâce à l’utilisation de matériaux durables comme le bronze ou la pierre. Ainsi l’espace public devient une plateforme pour la représentation de notre passé et il contribue à la mise en valeur de certains éléments de l’histoire publique.

Acte symbolique puissant, le retrait d’un monument dans l’espace public marque aussi l’ouverture sur les possibilités de la réappropriation de cet espace. Comment occuper ces mêmes espaces par la suite? Comment repenser nos espaces publics de manière plus inclusive? Comment revisiter la matérialisation dans l’espace de notre mémoire collective? Il semble nécessaire d’être davantage inclusif. D’autres initiatives permettent de soulever le caractère colonial de certains monuments. Par exemple, le programme d’art public le Fourth Plinth inscrit des œuvres d’art actuel sur un socle issu de la place historique qu’est le Trafalgar Square à Londres. Ces œuvres, qui changent à tous les dix-huit mois, se juxtaposent à des monuments issus de la période de l’Empire britannique, apogée du colonialisme britannique, et rendent ainsi visibles certains enjeux propres à cette place publique nationale. Notamment, l’œuvre Nelson’s Ship in a Bottle de Yinka Shonibare aborde explicitement les enjeux postcoloniaux et l’oeuvre Hahn/Cock de Katarina Fritsch questionne le rôle dominant des figures masculines érigées en monuments sur les trois autres socles du square. Ces œuvres d’art actuel participent à créer une rupture dans l’homogénéité du lieu, tout en lui faisant référence. L’espace s’ouvre sur un potentiel discursif où les œuvres se succédant collaborent à nuancer le discours de la place publique. Cette initiative n’est pas une panacée puisque les autres monuments du Trafalgar Square continuent de faire la promotion du colonialisme. À Montréal non plus, nous ne trouvons pas encore d'oeuvres qui interviennent sur ce type de monument de façon pérenne. Peut-être, pourtant, qu’en appliquant des modifications directes et permanentes, la désacralisation des monuments coloniaux opèrerait davantage.

Oriane Asselin-Van Coppenolle

Section 1 : Actualités

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Certains extraits de cet article sont tirés du mémoire de maîtrise « Le programme d’art public du Fourth Plinth. Une brèche dans le discours colonialiste et impérialiste du Trafalgar Square » de Oriane Asselin-Van Coppenolle (UQAM, 2017).

2

Ruel-Manseau, A. Les monuments de la honte. Faut-il retirer les statues de personnages controversés à Montréal?. La Presse. 25 août 2017, http://bit.ly/2DDoQBE

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Ruel-Manseau, A. Les monuments de la honte. Faut-il retirer les statues de personnages controversés à Montréal?. La Presse. 25 août 2017, http://bit.ly/2DDoQBE

3

Riegl, A. Le culte moderne des monuments. Son essence, sa genèse [1903] traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek. Paris : Seuil; 1984, p. 35.

4

Michalski, S. Public Monuments: Art in Political Bondage 1870-1997. Londres: Reaktion Books; 1998.

5

Fin août 2017, un groupe d’extrême-droite suprématiste néo-nazi a manifesté contre le plan des autorités de Charlottesville de retirer la sculpture à l’effigie de général confédéré Robert E. Lee. En réponse, une manifestation anti-raciste avait lieu parallèlement. Un véhicule dirigé par un manifestant suprématiste a foncé sur les manifestants anti-racistes, a tué une femme et a blessé 19 personnes. Suite à ses événements, le monument dédié à Robert E. Lee n’a pas été retiré et le débat continue.

6

Par exemple, l’association locale Berlin Postkolonial à Berlin a demandé de modifier le nom des rues portant le nom de grands colonisateurs allemands dans un quartier à Berlin et le Economic Freedom Fighters (EFF), parti politique socialiste d’Afrique du sud fondé en 2013, a demandé notamment la destruction totale des monuments dédiés aux colonialistes.

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Littler, J. et Naidoo, R. White past, multicultural present: heritage and national stories. Dans History, Identity and the Question of Britain, édité par Robert Philips et Helen Brocklehurst. Londres : Palgrave; 2004 : http://bit.ly/2rCj52b

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Littler, J. et Naidoo, R. White past, multicultural present: heritage and national stories. Dans History, Identity and the Question of Britain, édité par Robert Philips et Helen Brocklehurst. Londres : Palgrave; 2004 : http://bit.ly/2rCj52b

8

Lefebvre, H. La production de l’espace. Société et urbanisme. Paris : Anthropos; 1974.