L’ambiguïté dans les
productions culturelles:
des « espaces blancs »
plus inclusifs ?

Dans les années 1960, alors que les questions sur les représentations des minorités dans les médias commencent à faire leur apparition, on constate deux types de traitement des minorités dans les médias : la sous-représentation ou la représentation erronée1 qui, à la fois, ne rendent pas compte de la réalité et « encouragent les faux-semblants »2(4). Ces stéréotypes marginalisent, discriminent et renforcent les clivages entre les minorités et la culture dominante. En tentant de contrer ou de bousculer les représentations normatives, certaines productions culturelles sont susceptibles de susciter des réactions négatives.

En juillet 2016, la pièce de théâtre Harry Potter et l’enfant maudit effectue sa première représentation à Londres. Entre excitation et nostalgie, la suite de la saga de J.K. Rowling a également été l’objet d’une polémique. En effet, un an auparavant, les comédiens sélectionnés pour interpréter les trois amis sorciers sur scène sont annoncés sur les réseaux sociaux. On apprend qu’Hermione Granger sera jouée par la comédienne noire Noma Dumezweni. Les critiques surgissent alors, notamment sur Twitter. Certains condamnent une entorse à la continuité des films, d’autres dénoncent le changement d’apparence du personnage pour une tout autre raison. Alors qu’il s’agirait d’une stratégie pour remédier au manque de diversité dans l’univers et dans la culture populaire en général, les critiques y voient un changement drastique et incapable de répondre à cette problématique3.

Quatre ans plus tard, on me demande, en tant que fan de l’univers, encore mon avis sur le sujet. Si au moment de l’annonce, je n’y ai pas particulièrement prêté attention, la récurrence de cette interrogation m’a amenée à me documenter sur le sujet. Pourquoi, alors que la description du personnage est ambiguë, la représentation d’une Hermione noire dans la pièce de théâtre est-elle remise en question ? Pourquoi cette représentation-ci fait-elle débat et non celle des adaptations cinématographiques ?

Harry Potter est un univers composé de plusieurs productions culturelles qui utilisent le transmedia storytelling. Cette stratégie consiste à déployer un univers, par le biais de contenus inédits sur plusieurs plateformes médiatiques différentes : « Transmedias elements do not involve the telling of the same events on different platforms; they involve the telling of new events from the same storyworld »4(27). Selon Elisabeth Evans, l’élément crucial du transmedia storytelling est la cohérence entre les différents contenus. Dans le cas du Wizarding World5, on retrouve à la fois des romans, des films, des jeux vidéo, des nouvelles sur Internet, mais aussi une pièce de théâtre. Harry Potter et l’enfant maudit est le résultat de l’extension de cet univers. La pièce porte sur l’entrée à Poudlard des enfants de Harry, Ron et Hermione. Plus de 20 ans après sa création, Harry Potter ne cesse de croître en conservant et en attirant de nouveaux publics6. Cela permet à l’autrice de développer de nouveaux arcs narratifs et d’adapter son univers au contexte dans lequel il évolue.

Pour mieux comprendre les sources de la controverse, il faut revenir à l’œuvre originale. Il s’agit d’une série de romans publiée entre 1997 et 2007, qui introduit l’univers et ses personnages principaux. Dans le premier tome de la saga, Hermione y est décrite de la manière suivante : « She had a bossy sort of voice, lots of bushy brown hair and rather large front teeth »7(112). Comme on peut le voir, c’est une description ambiguë qui ne donne aucune information sur la couleur de peau du personnage. Cette ambiguïté correspond à ce que Umberto Eco nomme des « espaces blancs »8(62) que les lecteurs, grâce à leur « initiative interprétative »8(62), doivent combler. Face à cette description, certains ont pu s’imaginer une Hermione à la peau blanche, alors que d’autres proposent diverses interprétations qu’ils publient notamment sur les réseaux sociaux. Ainsi, sur des sites comme Deviantart ou Tumblr, on peut voir des fanarts qui illustrent Hermione et d’autres personnages de l’univers issus de différentes origines ethniques.

L’ambiguïté de la description du personnage aurait dû laisser plus de liberté aux metteurs en scène lors de la sélection des comédiens de la pièce de théâtre. Une liberté qui a d’ailleurs été approuvée par J.K. Rowling dans un tweet : « Canon9: brown eyes, frizzy hair and very clever. White skin was never specified. Rowling loves black Hermione 😘 ». Puisque la description est évasive et que l’autrice approuve l'interprétation qui en a été faite, comment expliquer les sources de cette polémique ?

Les couvertures des livres, mais surtout les adaptations cinématographiques ont imposé la représentation d’une Hermione blanche. Cette représentation s’est enracinée dans l’imaginaire des spectateurs au fil des années jusqu’au dernier film en 2011. Le choix d’une actrice blanche n’avait pas été remis en question. Au contraire, on peut même dire que cela semblait presque « naturel » puisqu’il s’agit d’une série de romans écrite par une autrice blanche dont l’histoire se déroule au Royaume-Uni dans les années 1990. Il s’agit d’une société multiculturelle, mais où les difficultés sociales et économiques des minorités ethniques persistent10(253) Une société occidentale, donc, où la culture dominante est blanche et dans laquelle les minorités ethniques sont peu représentées. Un contexte où l’imaginaire des lecteurs est formaté à des héros de la culture populaire blancs. Il existe des normes tacites en ce qui concerne l’attribution des rôles dans les productions culturelles. Les personnages principaux sont majoritairement interprétés par des actrices et acteurs blancs, alors que les personnes issues des minorités ethniques vont généralement incarner des rôles secondaires.

Les adaptations cinématographiques d’Harry Potter répondent bien à ces normes : le trio principal est interprété par des acteurs blancs alors que les personnes issues des minorités ethniques sont reléguées aux rôles secondaires11. En attribuant le rôle à Noma Dumezweni, le metteur en scène John Tiffany a bouleversé l’image figée du personnage d’Hermione. Cela a également permis de révéler des schèmes racistes qui prévalent encore dans les représentations des héros des œuvres populaires.

Pour répondre aux critiques, J.K. Rowling construit son argumentaire sur l’ambiguïté du canon. Ainsi, elle ouvre la possibilité à de nouvelles interprétations, ce qui sert autant les spectateurs que l’évolution commerciale de l’univers. Les espaces blancs servent à développer de nouveaux arcs narratifs, mais aussi à inclure plus de diversité dans son univers. Ils lui permettent par exemple de justifier l’intégration de l’homosexualité de Dumbledore. En 2018, elle réitère cette pratique en évoquant l’origine indonésienne du nom de Nagini pour expliquer le choix d’une actrice asiatique pour l’interpréter.

L’interprétation est donc au cœur de cette controverse puisque l’autrice et les producteurs de la pièce de théâtre se servent de l’ambiguïté du canon pour justifier le choix de Noma Dumezweni dans le rôle d’Hermione. Cette interprétation de l’« espace blanc » ne plaît pas à tout le monde et révèle ainsi les enjeux raciaux qui sous-tendent les représentations des héros dans la culture populaire. Si aujourd’hui les stratégies marketing du transmedia storytelling profitent de l’inclusion des minorités en diversifiant leurs représentations dans les productions culturelles, les questionnements développés dans les années 1960 sont toujours d’actualité puisque les entorses aux représentations de la culture dominante sont encore à même de provoquer des polémiques. Il reste donc du chemin à parcourir pour que les représentations médiatiques soient plus inclusives et équitables.

CAMILLE NICOL

SECTION : RECHERCHE

1

Mahtani M. La Représentation Des Minorités : Les Médias Canadiens et l’identité Des Groupes Minoritaires. Halifax: Ministère du Patrimoine canadien pour le séminaire d’identité et de diversité ethnoculturelles, raciales, religieuses et linguistiques; 2001.

2

Kelly J. Under the Gaze: Learning to be Black in White Society. Halifax, Fernwood Publishing; 1998 dans Mahtani M. La Représentation Des Minorités : Les Médias Canadiens et l’identité Des Groupes Minoritaires. Halifax: Ministère du Patrimoine canadien pour le séminaire d’identité et de diversité ethnoculturelles, raciales, religieuses et linguistiques; 2001

3

Par exemple, Rohan Naahar critique fortement le choix d’une actrice noire dans le rôle d’Hermione : « The problem, simply, is that changing Hermione’s skin colour seems like a deliberately desperate knee-jerk attempt to please millenials and uber-liberal hipsters of the post-social media age ». Voir dans Naahar R. Dear JK Rowling, I disapprove of the new Hermione, and I am not a racist. https://www.hindustantimes.com/.. https://www.hindustantimes.com/art-and-culture/dear-jk-rowling-i-disapprove-of-the-new-hermione-and-i-am-not-a-racist/story-LQEma7G1bDnnUKwzOarXqM.html. Publié en juin 2016

4

Evans E. Transmedia Television: Audiences, New Media, and Daily Life. Routledge; 2011.

5

Nouveau nom de la franchise de l’univers d’Harry Potter (voir Pottermore. A guide to the wands in the new Wizarding World logo. Pottermore. https://www.pottermore.com/news/a-guide-to-the-wands-in-the-new-wizarding-world-logo).

6

AFP. La suite de la saga « Harry Potter » démarre sur scène à Londres. Le Monde. https://www.lemonde.fr/livres/article/2016/07/30/la-suite-de-la-saga-harry-potter-demarre-sur-scene-a-londres_4976597_3260.html. Publié le 30 juillet 2016.

7

Rowling JK. Harry Potter and the Philosopher’s Stone. London Oxford New York New Dehli Sydney: Bloomsbury; 2014.

8

Eco U. Lector in fabula. Paris: Le Livre de poche; 1989.

9

Ce qui appartient à l’univers officiel ou l’histoire initiale (voir François S. Fanf(r)ictions. Réseaux. 2009;(153):157-189

10

Hall S. Identités et cultures : politiques des cultural studies. Paris: Editions Amsterdam; 2017.

11

Nous pouvons nommer en exemple : Cho Chang par Katie Leung, Angelina Johnson par Danielle Tabor, les sœurs Patil par Afshan Azad et Shefali Chowdhury ou encore Kingsley Shacklebolt par George Harris.