Faire exposition et faire œuvre d’art pour Femynynytees

L’idée de questionner la pertinence et la définition du concept de féminité au travers d’une exposition d’art m’est venue à l’esprit après la découverte d’une œuvre particulière. Le catalyseur de l’exposition Femynynytees, co-organisée par Treva Michelle Legassie et moi-même est, en effet, l’œuvre vidéo Pendências1(En attente). Durant les quatre minutes de durée de cette création, l’artiste explore son périple personnel d’affrontement, d’acceptation et de guérison après une procédure chirurgicale de pose d’implants de silicone aux seins. Perçue comme un corps étranger et gênant dès le début, la prothèse a été finalement retirée suite à une dernière intervention médicale huit ans plus tard. Après avoir visionné cette œuvre plusieurs fois, tout en tentant de faire des liens avec mes propres intérêts de recherche, je me suis demandée ce que pouvait vouloir dire d’avoir ou d’être un corps féminin selon un point de vue queer, c’est-à-dire quand le genre biologique n’est plus un facteur déterminant de l’identité d’un être vivant. J’ai compris assez tôt que les réponses à cette question ne résideraient pas dans une intention potentielle d’exposition, mais dans le processus du faire exposition lui-même. C’est ainsi que, tout au long de la réalisation de Femynynytees, j’ai pu confirmer une hypothèse retrouvée dans les pensées du philosophe Étienne Souriau (cité par Stengers et Latour) : «le trajet… est l’exact contraire d’un projet»2(6).

Queeriser le White Cube

Les théories queer s’interrogent sur les frontières, les réductionnismes et les dualités. Envisageant le genre plutôt comme une construction sociale qu’une caractéristique biologique, ces études célèbrent la fluidité et les hybridités entre sexes, espèces et espaces. Les théories queer proposent un entredeux où l’être humain n’est pas considéré comme le seul agent responsable des transformations du monde qui l’entoure; ce monde agit aussi, ce qui veut dire qu’il transforme l’être humain également. Heather Davis 3 soutient ainsi que « queerness allows for an ecological understanding that we are not impenetrable. Rather, we are composed of what surrounds us. Our bodies are permeable, they cross over in ways that resist categorization »3(244). Cette inspiration théorique, qui fait allusion à la porosité des corps et à la collaboration entre corps, a été fondamentale à Femynynytees.

Treva Michelle Legassie/ Femynynytees

L’origine de l’ensemble des pratiques qui forment une exposition artistique renvoie régulièrement à une œuvre singulière, ce qui conduit normalement à une exposition solo. Dans le cas de Femynynytees, l’œuvre Pendências — et la force de la problématique autour d’un corps féminin imposé et indésirable qu’elle propose — a constitué le point de départ d’une multiplicité thématique plus large que ce dont le travail d’un seul individu puisse rendre compte. L’art devait être utilisé pour recadrer, retravailler, déconstruire et queeriser les limites conventionnelles et morales du féminin, mais aussi les limites de l’espace physique de la galerie, un espace connu dans la tradition des études curatoriales comme le «white cube»4. Ce terme fait référence aux murs traditionnellement peints en blanc des galeries d’art contemporain, réaffirmant un idéal de neutralité qui essaye de réduire toute interférence externe aux œuvres d’art exposées.

Si l’idée était d’explorer une multiplicité de significations, l’assemblage de différentes manières de faire m’a paru une nécessité évidente. Ce fut l’origine du partenariat curatorial entre Treva et moi, dont l’appel à projets fut lancé au début du mois de février 2018. Les projets d’artistes de la relève reçus nous ont rapidement permis de comprendre les différentes matérialités que Femynynytees pourrait prendre. Le thème était riche : on partait des origines étymologiques du mot féminité, écrit pour la première fois en moyen anglais dans une œuvre du poète Geoffrey Chaucer. Dans son ouvrage The Canterbury Tales, publié en 1476, le terme «femynynytee» n’était pas explicitement lié à une description des femmes, mais renvoyait à tout être dépourvu de désir autonome et indépendant. La féminité était donc intimement connectée à une notion de pureté, de naïveté et d’incapacité. La plupart des projets reçus remettaient ces qualités directement en question.

La performativité des pratiques matérielles-discursives

Dans le processus du faire exposition, le partenariat actif entre commissaires et artistes m’a permis d’observer une déconstruction claire des frontières trop souvent établies entre matière et discours. Nous avons créé l’exposition ensemble : chaque étape du processus a compté sur la participation des artistes, y compris pour des tâches traditionnellement attribuées aux commissaires, comme l’élaboration des textes informatifs des œuvres, du texte curatorial et le montage final de chaque installation. Ainsi, il n’y avait pas, d’un côté, les rencontres, conversations et échanges verbaux et de l’autre, l’exposition; Femynynytees résulte de l’ensemble des pratiques matérielles-discursives5 qui ont constitué sa trajectoire depuis la première ébauche de document thématique jusqu’au moment final du démontage.

La théoricienne féministe Karen Barad remarque que « the relationship between the material and the discursive is one of mutual entailment. Neither is articulated/articulable in the absence of the other; matter and meaning are mutually articulated »5(822). Chez Femynynytees, nous avons observé que la thématique de l’exposition — les questions liées à des multiples formes et traductions des féminités — a agi immédiatement sur l’évolution des œuvres d’art6. Les adaptations matérielles ont émergé des interactions avec les multiples éléments humains et autres qu’humains qui formaient Femynynytees : les commissaires, les artistes, le galeriste, l’espace physique de la galerie, sa géolocalisation et les spécificités du quartier Saint-Henri et du bâtiment où se situe la galerie, entre autres.

Treva Michelle Legassie/ Femynynytees

Ces multiples acteurs constituent ce que j’appelle le discours de l’exposition, un discours qui, suivant la ligne réflexive de Barad, n’est pas seulement formé de textes ou d’échanges verbaux. La fluidité inhérente aux œuvres d’art médiatique — autrement dit, les œuvres qui intègrent la technologie dans leurs processus de production — a été aussi importante dans la mesure où leur matérialité est généralement beaucoup plus perméable aux influences d’entités extérieures tel que cité ci-dessus. Il s’agit d’œuvres généralement ouvertes, conçues pour la rencontre avec le public, où la participation et la collaboration deviennent essentielles à leur existence même. Autrement dit, il s’agit d’une modalité artistique où le queer tel que décrit par Davis se manifeste concrètement.

Le faire qui se manifeste en œuvre d’art

Deux exemples illustrent les aspects évolutifs auxquels je fais ici référence. L’œuvre Na Cama (Dans le lit) date, à l’origine, de 2008. Il s’agissait alors d’une installation vidéo où deux poupées étaient allongées dans un lit et regardaient une ancienne télévision où les deux artistes, habillées en poupée, adoptaient une série de comportements intimes, tels se laver les dents l’une l’autre ou brosser les cheveux de l’autre. Le son de la vidéo contenait des bruits lascifs ressemblant à des gémissements sexuels. Pour Femynynytees, ces artistes voulaient exprimer la notion du passage du temps sur une période de 10 ans. Les poupées ont ainsi été vieillies – elles sont maintenant affublées de perruques blanches – et regardent la même vidéo datant de l’époque où elles étaient plus jeunes, et ceci sur un écran d’iPad. Cet ajout nous a permis d’explorer, de façon ludique, des nuances liées au vécu de la sexualité chez les femmes âgées.

Treva Michelle Legassie/ Femynynytees

L’œuvre Échec quantifié était, à l’origine, une installation qui comprenait des sons et des lumières occupant une pièce entière. Néanmoins, les limites physiques de la galerie rendaient impossible sa réactualisation telle quelle. Nous avons proposé à l’artiste de présenter Échec quantifié comme une œuvre essentiellement sonore, qui pouvait être expérimentée par les visiteur.e.s à l’aide de casques. La réaction fut d’abord négative: l’artiste considérait que la dimension intime de l’œuvre serait perdue si son travail se trouvait à être exposé en plein milieu de la galerie. Pourtant, l’intimité nous paraissait pouvoir être retrouvée par l’isolement attentif permis par l’utilisation d’écouteurs et son emplacement aux côtés d’œuvres aux thématiques plus délicates et émotionnellement chargées. Finalement, l’artiste fut reconnaissante de l’élargissement des possibilités d’existence de cette œuvre.

Chez Femynynytees, ces deux œuvres ont existé d’une manière différente que dans n’importe quel autre contexte. Souriau parle des « différents modes d’existence » 2(3) des êtres, c’est-à-dire des multiples tournures et formes qu’une même entité peut prendre dans une trajectoire donnée. Même si les œuvres d’art existaient avant cette exposition, leur contact intime avec les pratiques matérielles-discursives exclusives de Femynynytees leur ont fourni une autre manière d’exister. Le faire œuvre d’art et le faire exposition ont été à ce point fusionnés que de nouvelles œuvres ont émergé, certes proches mais non en tout point identiques aux projets qui avaient été soumis au départ. Chez Femynynytees, l’idéalisation théorique de rupture entre discours et matière s’est manifestée non seulement dans la salle d’exposition, mais durant toutes les trajectoires du faire qui ont construit cette exposition.

Renata Azevedo Moreira

Section 3 : Création

3

Davis H. Toxic Progeny : The Plastisphere and Other Queer Futures. PhiloSOPHIA. 2016; 5(2): 231-250.

1

Disponible sur https://vimeo.com/213124389

2

Stengers I, Latour B. Le sphinx de l’œuvre. Dans: Souriau E, ed. Les différents modes d’existence Paris: Presses Universitaires de France; 2009.

3

Davis H. Toxic Progeny : The Plastisphere and Other Queer Futures. PhiloSOPHIA. 2016; 5(2): 231-250.

4

O'Doherty B. Inside The White Cube : the ideology of the gallery space. Berkeley: Univ. of Calif. Pr. ;1999.

5

Barad K. Posthumanist performativity: toward an understanding of how matter comes to matter. Signs (Chic Ill). 2003;28(3): 801-830.

5

Barad K. Posthumanist performativity: toward an understanding of how matter comes to matter. Signs (Chic Ill). 2003;28(3): 801-830.

6

Même si sept des huit projets soumis étaient déjà considérés comme complétés avant la découverte de l’appel par les artistes

2

Stengers I, Latour B. Le sphinx de l’œuvre. Dans: Souriau E, ed. Les différents modes d’existence Paris: Presses Universitaires de France; 2009.