Clémence Dumas-Côté : ajourer nos effigies

Lorsque je suis revenu m’installer à Montréal en 2017, après six années passées à étudier et travailler à Paris, je cherchais de nouveaux points d’ancrage dans ma propre culture, placée comme en jachère. Ma curiosité m’a porté vers la poésie contemporaine, que je me suis mis à lire dans des revues comme Exit, Estuaire, Moebius ou Le Crachoir de Flaubert.

Je n’ai pas été surpris d’y découvrir une scène poétique très vigoureuse et libre. L’habitude de composer avec la précarité de la langue, l’obligation de sentir son génie et celle d’éprouver en maintes situations sa résiliente porosité font depuis longtemps du Québec une terre féconde en voix, à l’image d’ailleurs de tous les espaces de « créolisation »1. Les locuteur.ice.s d’un idiome minoritaire qui, ayant accès à la littérature et à la culture dominante issue, par exemple, des États-Unis et de la France, ont un avantage sur les locuteur.ice.s des idiomes majoritaires. En effet, non seulement iels connaissent ces idiomes (à partir desquels iels sont bien obligés de comprendre la situation du leur), mais iels perçoivent souvent mieux les contours, les formes figées et les idiosyncrasies de la langue imposée, précisément grâce à l’extériorité relative qui leur incombe. Cette double situation d’intériorité et d’extériorité à la culture dominante élargit les marges de manœuvre et diversifie les ressources dont les Québécois.e.s d’expression française disposent dans les travaux de langue. Sans même parler de l’importante tradition poétique québécoise sur laquelle ceux et celles qui écrivent aujourd’hui peuvent s’appuyer, iels bénéficient à la fois du contact avec les grandes expériences de la littérature francophone mondiale, et de la proximité immédiate des expérimentations anglo-saxonnes les plus vivantes.

En m’initiant à la poésie québécoise, j’ai découvert du même coup un certain nombre de tendances qui lui appartiennent moins en propre qu’elles ne caractérisent la poésie nord-américaine dans son ensemble. Le poème y est assez souvent envisagé comme un moyen d’enregistrer les répercussions d’expériences douloureuses ou traumatiques sur une subjectivité présentée comme morcelée. Il emploie sans scrupules une langue crue et dure. Il accueille volontiers les sacres, s’ouvre à la « franglitude » montréalaise, assume le contact de la violence et de l’hyper-sexuation de nos langues parlées. Il cherche à provoquer la réaction immédiate par la référence à des situations vécues ou concrètes, voire trash. Les partisan.e.s de ce qu’on appelle parfois le « récit de soi »2 y voient une manière de donner vie au genre poétique dont iels refusent qu’il se limite à l’exercice formel. Iels font valoir l’exigence de décloisonner les frontières du poème, du témoignage et de l’essai théorique (voir par exemple le « lyric essay » américain). Iels revendiquent la fonction libératrice de l’expression poétique et lui attribuent souvent un rôle politique. Ses détracteur.ice.s3, au contraire, accusent cette forme de satisfaire une exigence de narcissisme, de se complaire dans l’expression immédiate de soi au détriment du travail formel ou encore de substituer, pour les lecteur.ice.s, les réflexes de l’identification au travail de l’interprétation.

En prenant conscience de ces débats autour du « récit de soi », j’ai été amené à me questionner sur la place du « moi » dans la poésie contemporaine. Je ne suis pas de ceux qui souhaiteraient barrer l’accès du poème à l’expérience intime et je ne refuse pas, comme certains puristes, qu’il serve d’exutoire. J’adhère toutefois pleinement à la formule du Comité invisible selon laquelle « Le Moi n’est pas ce qui chez nous est en crise, mais la forme que l’on cherche à nous imprimer »4(17). Dès lors, j’attends du poème, surtout s’il revendique un pouvoir d’émancipation, qu’il me livre à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu’un « moi imprimé », car j’estime que la poésie libère moins par son pouvoir de témoigner des réalités individuelles, que par son pouvoir de suspendre (au moins provisoirement) les identifications et de restituer à la subjectivité l’indétermination relative qui lui est souvent refusée dans l’existence quotidienne.

La poésie contemporaine du « moi » n’est pas toujours conforme à cette exigence, mais dans sa meilleure forme, elle y satisfait avec force. Le malentendu semble tenir au fait que les traits qui risquent toujours de la faire vaciller à la lisière du témoignage et de l’art-thérapie (la mise en scène du moi fragmenté, le trash), sont ceux-là mêmes qui font réellement sa puissance, lorsqu’ils se trouvent équilibrés et servis par une pudeur minimale, une touche d’humour et un sens aigu de la respiration et du rythme. C’est dans les formes mêmes du lyrisme que la meilleure poésie d’aujourd’hui déconstruit le mythe de la simplicité du moi. C’est avec la syntaxe de l’identité qu’elle déjoue les identifications.

C’est du moins l’idée que m’a suggérée la lecture d’un petit livre intitulé L’Alphabet du don, premier recueil de Clémence Dumas-Côté paru aux éditions des Herbes Rouges en 2017, ainsi que l’entretien que m’a par la suite accordé l’autrice. On y retrouve plusieurs caractéristiques de l’espace poétique contemporain dont j’ai parlé. On y devine la trace d’un traumatisme (jamais identifiable), dans les formes éclatées prises par un « je » très attentif à ses propres événements. Pourtant, si l’on a bien affaire à un « guide des blessures » (titre de la 3ème partie du recueil), pas question d’une intériorité à ciel ouvert, mais de fêlures. Art non de transgression, mais de décalages et d’ouvertures ; poésie non d’images criées, mais suffisamment décollées d’elles-mêmes et du « moi » pour que quelque chose puisse passer entre elles et, ce faisant, les rassembler et les unir dans une intimité réelle. Soulignons ici la proximité du travail de Clémence Dumas-Côté avec la technique japonaise qui prête son nom au roman qu’elle prépare, Kinsugi, ou l’art de colmater les porcelaines ébréchées avec une laque saupoudrée d’or.

Il s’agit d’ailleurs bien de se mettre en scène, mais tout en subtile autodérision : c’est le ton donné par les images de couverture de ses recueils. On y voit l’artiste elle-même, le tronc et la tête saucissonnés dans une bâche bleue sur un quai du Vieux-Port, ou brandissant une grande perche sur une plage de l’île verte. Ton donné aussi par une performance à la nuit francophone de la poésie de Mexico (2018) qui la montre brodant ses textes à même la robe de fée vintage qu’elle porte. Derrière ces effigies, on la cherche : « il faudrait trouver la page qui me contient »5(46)mais le mystère reste entier, y compris dans les vers qui la révèlent, « végétale et précise » 6(52)ou lorsqu’elle devient, sous nos yeux, « natale et fracassée »6(24).

Un certain goût pour l’ellipse se confirme dans son second recueil, La femme assise(2019), fait de poèmes aussi courts et vertigineux que l’Alphabet du don, réunis sous des titres de parties aussi évocateurs : « Famine vocale », « Arthrite/ archange », « Veillée bissextile ». Un livre fait seulement de titres, voilà le rêve qu’elle m’avoue, et dans lequel s’expriment peut-être une certaine tendance au minimalisme et un goût pour l’extrême condensation du sens. Lorsqu’elle compare l’écriture à un exercice de joaillerie, je crois me rappeler avoir eu moi-même l’impression, en lisant ses poèmes, d’avoir à tisser entre des perles espacées le fil d’une lecture possible. Au bout du compte, qu’avais-je entre les mains ? Un gri-gri qu’on agite pour un rituel ? Pas vraiment. Un chapelet de sacre ? Non plus ! Un diadème de chez Birks ? Encore moins. Autre chose…

Une partie de la réponse m’apparaît lorsque Clémence Dumas-Côté m’avoue se sentir plus en affinité avec les danseurs qu’avec les poètes. Celle qui, avant ses études en création littéraire, est passée par l’École nationale de théâtre du Canada, parle d’ailleurs des poèmes comme de « partitions ». C’est le nom qu’elle et ses collègues donnaient aux textes à interpréter . Ces analogies de l’écriture avec la danse, le théâtre et la musique, arts de la performance, aussi peu séparables du temps de leur exécution que du mouvement du corps qui les prend en charge, éclairent une certaine conception de l’activité d’écrire qui tient moins à l’expression de soi qu’à la pratique de soi. Dans la réflexion très articulée de l’autrice sur son travail, l’écriture apparaît comme une manière de s’éprouver soi-même, à la manière dont les performeur.se.s s’éprouvent à travers le corps qu’iels livrent au public. Dans l’Alphabet du don, elle prévient d’ailleurs : « je préfère l’échographie au moulage »6(19). L’acte d’expression (le moulage ?) part d’un moi dissimulé censé pouvoir se manifester à autrui dans les mots ou le corps. La performance (l’échographie ?), au contraire, part de l’exhibition, de l’étrangeté du corps comme d’un fait primordial qui conditionne l’expérience de soi.

En généralisant l’analogie, on peut risquer l’équation suivante : la langue d’un certain poème lyrique contemporain est à l’écriture ce que le corps est à la performance : un lieu d’expérimentation de soi, une scène de l’épreuve, avant d’être la matière moulée d’une belle forme (encore qu’elle puisse être les deux en même temps). L’écriture s’y saisit comme une manière de pratiquer, d’essayer ou de jouer son propre corps devant autrui, en vue d’intensifier ou, parfois simplement, de réactiver l’expérience. Le risque de cette poésie n’est pas tellement d’ailleurs qu’elle nous atteigne et nous blesse, mais qu’elle se joue sans nous : devant nous, mais sans nous ; considérant la communication du résultat comme relativement secondaire, son sens se sera épuisé dans l’activité de jouer. N’est-ce pas ce risque que matérialise en partie, de façon particulièrement habile et drôle, le dispositif de La femme assise ? Dans ce recueil, qui se présente comme un dialogue entre l’écrivaine et ses propres poèmes, ces derniers apparaissent comme des « événements cycliques »5(61) qui la narguent à intervalles réguliers, comme le ferait « cet amphibien sur ton bureau »5(59). Le processus d’écriture s’y donne comme une sorte de parade rythmée entre ces partenaires-adversaires que sont l’écrivaine et ses textes. Le risque est alors surmonté par sa propre mise en scène. Par-delà ces jeux de miroirs, Clémence Dumas-Côté sait intéresser les lecteur.ice.s à la danse du moi sans borner la lecture à un exercice d’empathie. À la transparence immédiate de l’individu dans les formes à laquelle on est sommé de croire, la performance substitue un jeu où le « moi », mis à distance, fonctionne moins comme signe de la personne réelle que comme une forme ouverte à investir. Cette poésie qui nous libère et nous fait respirer davantage, ne croit pas devoir braquer les feux éblouissants du scandale ou de la douleur sur des surfaces transparentes, mais percer plus modestement de jours l’enveloppe opaque d’une silhouette.

Thierry Côté

SECTION : RECENSION

1

La créolisation, notion forgée par le poète antillais Edouard Glissant, désigne notamment dans son œuvre le processus par lequel des langues en contact les unes avec les autres produisent d’autres langues. Le point de vue de Glissant, qui insiste davantage sur la fécondité intrinsèque des contacts que sur les dynamiques de pouvoir qu’ils impliquent, fournit un complément utile au texte fondateur de Gaston Miron : « Décoloniser la langue » pour appréhender la situation actuelle de la poésie québécoise de langue française.

2

Voir par exemple : https://bit.ly/32Wnahk

3

Voir par exemple : https://bit.ly/3h0E4QI

4

Comité invisible, ed. L’insurrection qui vient. Fabrique éditions; 2007.

5

Dumas-Côté C, La Femme assise. Editions des Herbes rouges ; 2019.

6

Dumas-Côté C,L’Alphabet du don.Editions des Herbes rouges ; 2017.